La traversée, série photographique de Juliette Agnel

Les photographies de Juliette Agnel transmettent une grande part de mystère et une lumière qui nous guide vers des présences impalpables. Au cœur de son processus photographique, l’artiste enquête sur l’origine de l’humanité, des matières premières et s’intéresse à l’invention des techniques. Elle cherche à étirer le temps de diverses façons, à imaginer un voyage à partir duquel nous pouvons nous décoller de la réalité. Elle considère la prise de vue comme un moment où ressentir toutes sortes d’émotions, durant lesquelles son observation est accrue. Les rencontres humaines avec les pierres et la végétation lui sont sources d’émerveillement, de curiosité, d’une attention à une forme de sacré. Ses séries photographiques et ses films nous invitent à un cheminement intérieur, à la découverte de lieux chargés de toutes sortes d’histoires, qu’elle découvre au gré des échanges avec les personnes qui l’accompagnent sur le terrain.

En résidence au manoir de Kergoat, Landerneau, Juliette Agnel a travaillé à partir des archives photographiques de Berthe Riou, qui témoignent de moments clés de l’histoire de France autant que d’un goût pour des expérimentations. A l’aide d’une planche de bois, de vis, et de branches de noisetier, elle a greffé son appareil photographique à celui de Berthe, une machine pour se relier à cette femme photographe indépendante. Elle est allée sur les traces des sites que celle-ci a fréquentés, Guingamp, lieu de sa naissance, Lesneven où elle a vécu avec son mari… Ses photographies révèlent alors un monde entre mémoire et présent.

Durant ses promenades dans le parc du manoir, l’artiste a laissé aller son regard se poser sur des endroits où la végétation lui livrait des couleurs éclatantes, tels des petits bijoux de nature. Elle y a photographié une biodiversité épanouie, des espaces en retrait des allées principales où elle a dialogué avec les plantes, comme elle le fait dans son propre jardin dans l’Yonne. Dans ce lieu où elle entretient une relation de soin quotidien, elle apprend au contact du végétal et prend le temps d’expérimenter des recettes et des préparations à partir de plantes. Parmi l’ensemble des photographies prises, l’exposition qui eut lieu dans le cadre de Rendez-vous au jardin l’été 2025, lui a donné l’opportunité de présenter quatre tirages. Une composition de pierres en équilibre, restée énigmatique pour la famille propriétaire du manoir de Kergoat, l’a interpellée. D’où une prise de vue suscitant toutes sortes d’histoires. Un arbuste aux couleurs vives a attiré son attention, tel un feu d’artifice qui aurait illuminé son chemin. Des fleurs violettes éclairent, par leurs couleurs éclatantes, un tas de divers fragments de bois sur une de ses photographies. Une quatrième image révèle l’entrée d’un cabanon de pierres… face auquel songer à de possibles récits et usages…

Juliette Agnel se joue de la contrainte de l’outil qu’elle a fabriqué, nécessitant l’assistance d’un co-équipier. Par ce processus, elle laisse place au hasard, à la surprise et obtient des résultats qui la transportent ailleurs (aberration chromatique et vignetage dus notamment à l’ancienne optique) dans un monde hors du temps, inconnu. En reliant son univers photographique à celui de Berthe, l’artiste voyage à travers le temps et aiguise son regard face à la végétation, aux pierres, aux traces de présences. Chez elle, l’expérience temporelle d’une rencontre avec son sujet est aussi importante que le résultat final. L’image condense ce temps long passé à observer les changements d’atmosphère et de luminosité.

Ses photographies nous amènent à cheminer sur les traces de Berthe Riou, à nous promener dans le parc paysager du manoir de Kergoat ainsi qu’à explorer certains sites remarquables chargés de forces énergétiques dans lesquels éprouver toutes sortes d’émotions, où rêver et développer une curiosité pour la géomorphologie des paysages. Chacune de ses images nous invite à songer aux personnes qui ont fréquenté ces lieux. Celles-ci nous engagent également à passer du temps à explorer le jardin, à prendre divers chemins, à accueillir une diversité de sensations et d’intuitions. Les plantes, les arbustes, les arbres seraient les gardiens de ce lieu où prendre le temps de laisser son esprit divaguer et songer à celles et ceux qui les ont plantés et entretenus.

Ainsi, sa série photographique nous invite à une traversée vers des lieux enchanteurs, où discerner d’autres présences, chacune nous transportant dans un monde encore secret.

Pauline Lisowski

Artiste, curatrice et critique d’art membre de l’AICA