Fasciné par les paysages où l’eau et la roche se confrontent, Quentin Guichard arpente le territoire islandais depuis dix ans. Face aux formations basaltiques, il se place sur le seuil de toutes les métamorphoses pour mieux éprouver l’énergie et la puissance des éléments.
L’artiste cherche à rendre sensibles les origines du monde et à comprendre la géomorphologie des milieux naturels, animé par une quête intérieure dans le sillage de peintres tels que Shitao, Gustave Courbet et Paul Cézanne.
Suite à son invitation à résider et à exposer au Pôle Courbet d’Ornans, Quentin Guichard a exploré les paysages du peintre pour approfondir les correspondances qu’ils tissent naturellement avec son propre travail. Son processus photographique relève d’une imprégnation lente et sensible des lieux comme des toiles du peintre, à travers un minutieux travail de composition et de fusion d’innombrables matières photographiques. Notons que le titre de l’exposition est emprunté aux Conversations de Cézanne, évoquant ainsi sa propre quête : « L’immensité, le torrent du monde dans un petit pouce de matière… Croyez-vous que cela soit impossible ? »
Le torrent du monde nous transporte, peu à peu, de l’obscurité vers la lumière. Contre la nuit, autoportrait à la main calcaire, attire immédiatement notre regard. Figuration d’un contact charnel avec la roche, instant de saisissement, émergence de la matière soufflée sur le fond obscur : on songe aux premières empreintes pariétales. Ne serions-nous pas toujours attirés par des paysages et des lieux où convergent nos existences ?
Les Préliminaires au torrent, ensemble d’études monochromes, me semblent retranscrire les rafales et la force éruptive du basalte. Un mouvement de vague, une ondulation de la roche elle-même : une poussée tellurique nous incite à nous retirer. Par le choix du tirage piezographique et de ses pigments de charbon, les Préliminaires au torrent présentent un rendu proche de celui de la gravure, du dessin au fusain, de la calligraphie. Par le choix d’un noir et blanc d’une grande puissance, Quentin Guichard nous donne à voir l’émergence d’un espace géologique en formation.
En contemplant les œuvres coloristes du Torrent du monde, mon attitude oscille entre le besoin de reculer pour apprécier ces espaces aux arrêtes aussi découpées qu’érodées, et le désir de m’en approcher pour en observer toutes les textures. Les nuances de couleur invitent mon regard à circuler, à cheminer, à m’attarder. Parfois, un noir intense arrête mon regard : il indique l’entrée d’une béance, où s’aventurent les plus courageux. Cette impression d’être attirée, comme absorbée par les œuvres, provoque une réelle sensation de vertige. En effet, les tirages de Quentin Guichard présentent des rythmes et des dynamiques d’une remarquable subtilité. Ils me rappellent les instants vécus dans l’humidité de la grotte Sarrazine où la dureté de certaines montagnes, comme les Dolomites italiennes. Des sons résonnent en moi : ceux du vent et de l’eau qui, au cœur de ces milieux naturels, m’amènent à ressentir pleinement la réalité tangible de mon corps.
Les œuvres du Torrent du monde se chargent d’une tension sur le fil, toujours en équilibre entre la structure géométrique des roches et le trouble des couleurs. Approchons-nous : chaque fragment photographique est délicatement travaillé par l’artiste, pour aligner ses impressions aux teintes observées dans le paysage. À la manière d’un peintre qui crée ses pigments et réalise ses mélanges, Quentin Guichard ponctue ses œuvres de vert cobalt, de terre brûlée, d’oxyde de chrome et de gris de Payne, essentiels à la palette de Gustave Courbet.
Pour entrer en contact avec la roche, le geste de Quentin Guichard incite à privilégier l’observation aiguisée : avec prudence et grand respect pour sa force et sa fragilité. Son travail de l’image exige patience et précision, n’oubliant jamais la mémoire de ces lieux qui l’ont profondément pénétré. Les prélèvements photographiques réalisés contre les falaises karstiques jurassiennes et les parois basaltiques islandaises, sont fusionnés avec minutie et grande finesse. Le temps profond de la roche calcaire se mêle à la fulgurance du basalte. Une nouvelle géomorphologie se donne à lire. Des lieux hétérotopiques se donnent à voir.
L’expérience temporelle que procurent ses images rejoint celle que nous pouvons avoir face à la sculpture. À la manière d’un tailleur de pierre, Quentin Guichard associe ses milliers de photographies minérales en multipliant les perspectives et les points de vue, évidant la matière pour mieux en faire ressurgir les saillances. L’artiste procède par incrustation d’effritements calcaires dans les volumes basaltiques, y suggérant l’impureté et l’humidité organique. Créée par ces strates de matières et de couleurs, la lumière surgit alors… Elle circule et caresse, révèle les failles et les anfractuosités. Elle dessine les lignes qui structurent ces espaces obscurs, marqués par les changements climatiques et l’érosion de l’eau.
Ainsi, cette exposition invite au va-et-vient entre la plongée dans les profondeurs et la promenade sensorielle, au sein d’espaces d’une force d’évocation saisissante. Laissons alors libre cours à nos pensées, à nos souvenirs, à nos perceptions : aux émotions qui nous traversent.
Pauline Lisowski

