Laurie Karp a élu la céramique comme médium de prédilection pour faire surgir ses êtres hybrides, parfois métamorphoses entre les mondes. Son attention à l’animal, au milieu marin et à celui de la forêt se retrouve dans ses sculptures, microcosmes de mondes dans lesquels se raconter des histoires. Des récits de contes de fées, du merveilleux au cauchemar émergent de ses œuvres. Elles s’apparentent à des curiosités et à des éléments qui nous attirent par leur forme, leurs couleurs, brillance et mystère qu’elles incarnent. Une certaine violence et une étrangeté se découvrent également dans ses pièces, fragments de corps d’animaux et de végétaux.
Pauline Lisowski : Quelles sont les sources d’inspiration qui nourrissent ta création et tes pièces dans lesquelles un récit prend forme ?
LK : La nature, la mer, la forêt ont une grande influence sur ma pratique artistique.
La nature humaine, les actes de la vie (expériences vécues ou observées), l’amour, le conflit, la grossesse et l’accouchement, la maladie (série d’œuvres issue d’un séjour de 3 mois en hôpital avec des personnes très esquintées) constituent également des sources d’inspiration. Je travaille souvent d’après des images-idées – parfois fugaces – notant parfois une petite phrase et/ou dessin en carnet. J’essaye de sonder l’inconscient puis de mettre en jeu le conscient et toutes mes capacités intellectuelles et techniques dans un aller-retour. Au départ, mon approche est plutôt instinctive.
Je cherche à toucher le très personnel mais – à travers le personnel – arriver aux choses humaines, donc universelles. Je développe depuis quelques années une culture des contes, des récits, de la mythologie. Je souhaite créer mes propres histoires et mythologies et non réinterpréter des contes traditionnels. Je joue avec la peur et la passion, et là où celles-ci se croisent.
PL : Tes œuvres semblent être issues d’observations attentives de divers mondes de la terre à la mer. Comment sont nés tes travaux à partir des fragments d’animaux et tes expériences sculpturales qui ont pour point de départ la forme du tuyau ?
Mes tuyau-fleurs – qui peuvent s’apparenter à des jeux de construction, sont nées de mon désir d’un monde où tout serait possible, y compris les éléments de plomberie (ayant l’aspect du métal mais fait de céramique néanmoins) d’où sortent des écoulements de fleurs au lieu de l’eau. L’installation au mur et au sol, les tuyau-fleurs-glycines, 4 m de large et 2,5 mètres de hauteur en 43 pièces plus 1000 pétales de fleurs en céramique, réalisée pour l’exposition au Musée de la Chasse et de la Nature1, , est un exploit à monter (le côté jeu se perd).
Ces formes sont également nées d’un désir d’hybridation organique-mécanique que je continue de pratiquer.
PL : Tes sculptures proposent des terrains de jeu pour des êtres imaginaires et pourtant issus de contact avec les animaux. De quelles manières développes-tu ton intérêt pour les éléments naturels et le monde imaginaire qui se crée autour ?
LK : Ma fascination pour les animaux a probablement commencé dans la petite enfance à New York avec des visites au Museum of Natural History (que j’adorais autant que les musées d’art) et au très impressionnant Zoo du Bronx. Ce Musée me ravissait par ces dioramas des animaux – indigènes et plus exotiques – taxidermies dans leurs habitats reconstitués en objets naturels, sculptures et peintures. Chaque vitrine était un microcosme. Aussi des spécimens de cristaux et les artefacts amérano-indien éveillaient mon intérêt. Ce n’est qu’à 6 ans que j’ai eu mes premiers petits animaux pas très domestiques. Invitée à la campagne par des amis de famille à 6 ans, leurs filles m’ont appris à attraper les petites salamandres rouges. Exercice de vitesse, dextérité et délicatesse (sinon il ne restait que la queue dont elles pouvaient se détacher entre les mains). J’avais adopté Sally et Anne, 2 jolis spécimens, emmenés dans un bocal sur feuille de laitue jusqu’à ma chambre dans le Bronx. L’idylle fut écourtée quand mon père a emmené un petit vivarium – malheureusement avec une petite tortue qui s’est empressée de les manger jusqu’à l’os la première nuit de cette malheureuse cohabitation. Voilà un récit de vie, mort, amour, haine, deuil. Ça ressurgit.
Les salamandres et lézards sont figurés dans mes peintures, broderies et sculptures céramique depuis des années. Humains et lézards ou salamandres s’enlaçant, ou humains à dos de salamandre, ou encore la récente « salamandre à la tête de fleur » trouvée d’abord dans un rêve.
Durant mon adolescence, passé à la campagne de New-York, nous avons eu un husky et cet animal, très sensible et très expressive (les huskies ont le plus grand étendu des sons et vocalises de tous les chiens) était comme mon 3ème frère (mon frère à poils, et aux yeux bleus par ailleurs). Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer ce qui lui passait par la tête (et de projeter) et je suis depuis convaincue que bien des espèces animales sont capables de penser (et pas simplement d’agir par instinct). Ces chiens, très proches des loups, se retrouvent dans les loups qui sont représentés dans beaucoup de mes œuvres.
Peut-être le fait d’avoir deux fois changé de pays et d’avoir été dans de grands embarras par rapport à l’expression verbale (à mon arrivée en France et 10 ans plus tard à Taïwan où j’ai vécu 2 ans) me rapproche des animaux.
Lors de l’adolescence, je développais un intérêt pour la science naturelle et surtout pour la biologie, ce qui m’a servi pour mon exposition au Musée de la Chasse. Je commençais à dessiner en observant des objets usuels mais aussi arbres, rochers, l’eau (lacs et cascades) dans le lieu où je vivais.
J’ai également vécu près de la mer, lors des études d’art à RISD (Rhode Island School of Design), puis lors d’un séjour de 6 mois à Hawaii et lors des vacances. Depuis mes études j’ai une passion pour la nage en mer. Et à Hawaii, en faisant de la plongée avec masque et tuba, je me suis mieux rendu compte du monde parallèle à celui de la terre. Grand émerveillement qui nourrit l’œil et l’imaginaire créatif.
Je voue une fascination pour le dedans et le dehors : en partie un intérêt à la biologie mais autant pour les possibilités formelles qui se révèlent dans ma création. Des tronçons ou assemblages en céramique permettent de montrer (comme dans ma peinture avant) ce qui se passe à l’intérieur ainsi que à l’extérieur, d’exploiter des possibilités de contrastes de couleur et texture.
Ceci répond à certaines préoccupations pratiques de la fabrication : taille de l’œuvre par rapport au four, poids des éléments par rapport à mon dos. Sans parler d’un amour pour les jeux de construction qui date de l’enfance.
PL : Récemment, tu as bénéficié d’une exposition personnelle au musée de la Chasse et de la Nature. De quelle manière as-tu composé avec l’atmosphère particulière qui règne dans ce lieu ?
LK : Les musées ont toujours – depuis la petite enfance – été les lieux que j’adore démesurément.
Le musée de la Chasse et de la Nature réunit tout ce que j’apprécie dans les musées depuis toujours : une formidable collection d’art, objets d’art et d’histoire naturelle. Irrésistible mais pas évident non plus.
Entre le temps que nous nous sommes mis d’accord sur le principe une d’exposition et sa réalisation en 2018, il y a eu – avec mon accord – 4 années, 3 résidences (dont le Musée de Céramique de Desvres, l’Ecole d’art Supérieure des Pyrénées à Tarbes, la Manufacture de Sèvres), et beaucoup d’heures passées à l’atelier se sont écoulées. Avec bien sûr beaucoup de temps passé au musée pour réfléchir et visualiser.
J’avais commencé par présenter une proposition modulaire des séries assez diverses autour des souvenirs dont je suis imprégnée de « ma » forêt domanial (qui inclut le « Seven Lakes Drive », le titre choisi pour l’exposition). Il était important de pouvoir créer le contraste entre les pièces et installations réalisées pour les 10 salles de la collection permanente du 1er étage et la manière d’investir les 2 salles white cube du 2ème étage (auxquelles j’ai donné pour thématique « Salles de l’air et de l’eau » et qui étaient très zen et méditatives après l’ambiance des salles historiques. Je fus beaucoup stimulée à l’idée de faire cohabiter mes œuvres avec une collection et un décor si riche (l’artiste du nouveau monde que je suis adore les meubles, objets d’art, tableaux et sculptures anciennes ainsi que des éléments animaliers qui s’y trouvent et ce n’est pas la première fois que mes pièces ont été présentées dans un décor ancien créant parfois une ambiguïté quant à leur temporalité : cette ambigüité était portée à une degré très haut au Musée de la Chasse par les œuvres que j’ai créé à la Manufacture de Sèvres en clin d’œil à Madame de Pompadour).
PL : Ta série d’œuvres réalisées à partir d’une découverte de moules de vaisselles t’a amené à détourner des pièces liées aux arts et traditions populaires. N’y-a-t-il pas là une façon d’ouvrir notre regard sur des microcosmes ?
LK : Peut-être ces microcosmes dans des soupières ou théières ont-ils un rapport avec ma fascination pour les dioramas du Musée de l’histoire naturelle de New-York, mais aussi avec les boîtes à bijoux musicale avec des ballerines, des œufs Fabergé ou des maisons de poupée, qui furent mes passions d’enfant.
Puisque Claude d’Anthenaise m’avait proposé de créer pour mon exposition au Musée de la Chasse et de la Nature un nouveau festin barbare – ce qu’il avait baptisé « Faim de Loup », mon installation pour table à banquet (céramique sur fausse fourrure, petit conte personnelle du Loup chasseur-loup chassé) créé pour la Biennale de Châteauroux sous le commissariat de Yves Sabourin puis re-présenté par Claude d’Anthenaise et Raphaël Abrille au Château de Bouges pour la manifestation « Animaux et monuments » puis à la Conciergerie pour la manifestation « Bêtes off ». J’ai donc conçu une nouvelle installation/ table dressée de scènes basées sur la forêt de mon adolescence, peuplées des êtres (humains, animaux, hybrides) qu’on pourrait y rencontrer (hormis bien sûr les hybrides) et les évènements possibles : chasse, fuite, combats, incendies, cascades, par mes modelages à l’intérieur et extérieur des formes.
Le détournement d’un moule à pistolet à duel décoratif (céramique blanche au décor floral bleu dans la collection du Musée) m’a permis de créer les 3 « fusils-pied de cerfs » et un « fusil – pied de biche » où les éléments animal et fusil sont d’une facture très réaliste.
Pour ce faire j’avais sollicité le Musée de la Céramique de Desvres pour une résidence de production, sachant qu’ils pouvaient posséder des moules de vaisselle que j’ai librement détourné de leur fonction originelle en déconstruisant les moulages mais surtout en transformant soupières et assiettes en microcosme.
J’ai aussi totalement modifié les couleurs et matières de la vaisselle typique de Desvres : au lieu d’un fond blanc orné des petits fleurs et feuilles, ma gamme de couleurs évoquait les tonalités de la forêt et ses occupants.
Quand les œuvres de la résidence ont été présentées en avant-première au Musée de Dèvres (exposition « Vers la Montagne aux ours », 2016), ces détournements ont je pense bien interpellé les résidents de Desvres dont beaucoup avaient travaillé autrefois dans les manufactures céramique qui faisaient alors l’économie de cette ville,
PL : Ces œuvres font penser à une collection de formes de vie. Est-ce que la démarche scientifique et les domaines liés au végétal et à l’animal t’inspirent ? Et comment ?
LK : Les éléments cristaux qui se trouvent dans beaucoup de mes œuvres et mes hybridations, servent en partie pour créer le contraste (comme mes tuyaux aux couleurs métalliques et formes industrielles) avec les rondeurs et les couleurs de beaucoup de mes formes organiques. Les couleurs et textures de mes surfaces tendent généralement à imiter la nature : peau humaine et animale (particulièrement poisson), muqueuses, muscle, sang, métal, cristal, pierre, corail…. L’importance de l’observation (plus internalisée et sentie que réellement observé souvent).
Le rapport est très palpable dans ma série en cours pour le centre d’art Le Safran (Amiens) pour lequel je cherche à créer une ambiance de musée d’histoire naturelle et surnaturelle surtout avec la série des « Devenir… » : Devenir arbre, Devenir l’eau,
Devenir le virus, Devenir pierre, Devenir corail, et Devenir cristal. Chaque « Devenir .. » est un homme ou une femme hybride ou en transformation (donc l’histoire surnaturelle) et est accompagné(e) des spécimens réalistement modelés et émaillés (comme des objets réels d’un musée d’histoire naturelle) : écorce et branche d’arbre, une vague en miniature, des rochers, coraux, cristaux, et molécules de COVID. La moitié des êtres hybrides sera présentée fixée au mur : pièces qui peuvent être installées à plat ou au mur.
PL : Tes sculptures récentes s’approchent de formes abstraites et évoquent un retour aux origines. De quelle façon te laisses-tu guider par ton matériau ?
LK : La nouvelle série des « Petites formes » est arrivée à la suite la série des « Petites formes charnelles » (organes inventés, parfois hybrides ou hermaphrodites, dans les couleurs et textures de chairs intimes et présentées sur petits coussins de velours et de soie pourpre). Ces formes plus récentes sont effectivement beaucoup plus abstraites et sont devenues un contrepoint indispensable au travail figuratif. Elles sont comme un répertoire de formes inventées, dans des couleurs totalement libres (et souvent d’une facture plus « peinte » que mes pièces le sont habituellement). L’utilisation de la couleur peut être symbolique mais ne l’est pas forcément. Prises ensemble, elles sont comme une collection de formes naturelles d’un monde autre que le nôtre, même si parfois on peut y reconnaître ou entrevoir des allusions aux cristaux, tuyaux, boyaux, peaux et autres choses…
1 Seven lakes drives, exposition personnelle au Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, 2018