Filomena Borecka

Filomena Borecka s’attache à nous faire prendre conscience de notre propre souffle qui nous donne une force de vivre, ainsi que de prendre contact avec les autres. Avec Phrenos – la banque du souffle, l’artiste nous convie à entrer dans une enveloppe blanche tel un grand corps pour nous connecter avec nos propres inspirations et expirations et celles des autres participants dans cette rencontre intérieure. Face à eux-mêmes et à leurs sensations, les personnes qui expérimentent cette architecture souple s’offrent un moment de concentration, d’apaisement et de méditation pour un bien-être à cultiver par la suite.

Ses dessins aux crayons de couleurs Koh-i-Noor, transmettent les flux de cet acte si naturel et ressourçant nous procurant une nouvelle énergie. La respiration qui aide le corps à se retrouver au calme libère une circulation de mouvements. Les lignes organiques révèlent les capacités de notre corps à se ressaisir lui-même.

Ses œuvres évoquent également l’union des êtres et les relations qui nous incitent à prêter attention au monde qui nous entoure.

Pauline Lisowski : Tes œuvres appellent à une rencontre et à une expérience collective. Quel est le point de départ de Phrenos, ce projet évolutif qui invite à transmettre aux participants leurs sensations, leur souffle et les mots qui les accompagnent ?

Filomena Borecka : Le point de départ de Phrenos commence avec les sculptures sonores Entichements – Chrliči. Ces dernières respirent chacune au rythme singulier et ensemble forment une sorte de chœur des quintessences qui respirent le même air. Chrliči en tchèque signifie la nécessité intérieure de s’exprimer et de faire jaillir de l’eau comme le font les gargouilles – dégorgeoirs sur les cathédrales. C’est la sonorité du mot français Entichement qui m’a convaincue de l’employer comme traduction la plus proche. La traduction littérale du mot Chrlič serait plutôt gargouille, mais elle omettrait complétement le sens existentiel de Chrlič. Le sens lié à la nécessité intérieure de s’exprimer, de partager, de faire sortir urgemment cette eau de pluie tombée.

Dans Phrenos j’ai réuni ces souffles individuels dans un seul souffle commun. En pénétrant dans l’habitacle de la sculpture sonore, la personne entend les souffles des autres et prend conscience du sien dans une dimension plus large. On peut ressentir sa propre place dans l’ensemble de souffles, son intégration au monde, l’interdépendance avec les autres.

Ceux qui le souhaitent peuvent répondre au questionnaire qui fait partie de l’enquête sur l’imaginaire associé au souffle de la vie qui accompagne Phrenos. À chaque nouvelle exposition Phrenos est éveillé et présente les « souffles » respirés ailleurs, dans d’autres lieux et ambiances, que cela soit sous forme d’enregistrement du souffle ou réponse au questionnaire. On peut voir cela dans le petit film : https://www.youtube.com/watch?v=p7CShANRVE8

PL : Tes dessins transmettent une énergie et témoignent d’un déplacement du corps, d’un flux. Dans quelle posture te mets-tu pour dessiner et comment élabores-tu ton processus de dessin ?

FB : J’essaie d’entretenir et de cultiver mon souffle pour incarner l’énergie de mes dessins. Cela ne se passe pas seulement pendant la création, mais dans les situations quotidiennes aussi. Néanmoins au moment de l’action c’est une immersion dans le flow, un moment suspendu, où paradoxalement je peux oublier mon souffle, il est comme coupé. La création est pour moi cet intervalle entre l’inspire et l’expire – une apnée dans les profondeurs, la rencontre avec ce qui nous dépasse.

J’explore différentes façons de dessiner : la toute première consiste en des petites captations d’Instants d’éveille. Je me mets à dessiner sur des petits formats lorsque je ressens une envie de « capter » l’instant – sa singularité soudaine due à mon ressenti. Ces petites captations peuvent me servir comme « trouvailles » que je développe dans les dessins plus grands ou en dessins tridimensionnels. Les instants capturent à la manière d’un court écrit quotidien des impressions immédiates. Par ce travail de dessin je mobilise ma perception et mon attention sensible au temps.

Le deuxième processus de travail se déroule accroupi par terre avec la feuille de grande dimension posée au ras du sol. Pour les Cartographie de l’âme et Transmigrations j’alternais pour avoir du recul nécessaire en les suspendant par intermittence au mur afin de voir comment les différentes parties se poursuivent.

PL : Au Centre d’art contemporain du Luxembourg-Belge, tu présentais Les Souffles, une œuvre qui prenait vie selon la présence des visiteurs. Quelle intention est au cœur de cette installation nous impliquant nous-même au contact d’autres spectateurs ?

FB : Les Souffles est une double sculpture gonflable. Je puise mon inspiration dans l’enfance. La toile d’une ancienne montgolfière, qui a volé dans l’atmosphère terrestre et qui en a gardé une empreinte usée par son fréquent passage dans l’air a servi de matériau.

L’œuvre réagit à la présence du spectateur : Au moment où une personne s’avance vers la sculpture cette dernière commence littéralement prendre du souffle, à se mouvoir et se gonfler par sa forme plus en plus ample et rempli d’air. Ce phénomène de présence qui joue le rôle d’animateur de l’œuvre, de son éveil m’intéresse beaucoup. L’énergie et la présence d’autrui fait littéralement vivre l’œuvre. Cette idée d’éveil était déjà présente dans ma performance avec les sculptures sonores Eveil des Entichements – Procitnutí Chrličů, Paris, Madrid, Prague 2004-2005.

Les Souffles est un projet de collaboration qui s’inscrit dans la continuité du projet Phrenos, qui lui a aussi été réalisé avec le plasticien et designer Bruno Dubois. Cette fois-ci il ne s’agit pas de collaboration mais d’une création en binôme dès le début de la conception de l’œuvre. La sculpture prend ainsi forme grâce au souffle[1] qui l’alimente et la maintient, sans le souffle elle se vide et n’est pas visible. Les deux volumes se retrouvent dans la coprésence, ils créent une composition mutuelle de deux chambres : antérieure et postérieure. La première forme était conçue avec et pour la présence de la deuxième et vice versa. Cette réciprocité leur permet de créer un ensemble communicant. La place du souffle dans cette œuvre tridimensionnelle et interactive, diffère de celle dont le souffle occupe dans mes dessins. Dans mes dessins il s’agit de libérer la main, le poignet, le geste et le souffle y joue le rôle du moteur et d’outil.  Cependant dans la double sculpture Les Souffles la place et la fonction du souffle sont exprimées par sa représentation même, l’air y est littéralement « capturé » dans une forme organique de membrane à paroi mince qui rappelle des organes internes d’un corps. Ces formes organiques ressemblent à des vessies natatoires des poissons. Cette pièce était réalisée suite au désir et la nécessité intérieure persévérante de capturer le souffle, de figurer et rendre plastiquement visible le souffle invisible, éphémère et fugace.

La double sculpture ne représente pas uniquement le souffle en le matérialisant mais au moment où l’on s’en approche, elle s’éveille explicitement à la vie. La place du souffle est ici réellement fonctionnelle, car la sculpture « inspire » – se remplit d’air et « expire » – se vide de son air. Les Souffles, par ses formes font allusion aux sacs membraneux, ballons-vessies de certains poissons, mais ils sont surtout une métaphore de la respiration.Comme je l’ai mentionné plus haut, l’inspiration de cette œuvre vient de l’enfance. Dans mon pays natal la République tchèque, une tradition s’entretient depuis jadis pendant les fêtes de Noël. Quelques jours avant le réveillon les enfants peuvent observer nager dans leur baignoire la carpe, le poisson traditionnel de Noël. La carpe disparaît discrètement de la baignoire le matin de réveillon pour être abattue et préparé en dîner de Noël. Pendant la préparation du plat on peut apercevoir dans la cuisine un petit ballon irrégulier, ni vraiment transparent, ni opaque, posé en hauteur. On l’appelle « l’âme du poisson » (duše ryby). L’enfant peut donc imaginer grâce à la présence de cette étrange petite vessie, l’âme du poisson comme réellement physique et non comme quelque chose d’invisible astral. Toutefois il est vrai que la fonction pratique de cette vessie natatoire garde en elle quelque chose de symbolique, car dès l’éclosion de l’œuf du poisson, sa viabilité en dépend. La bonne coordination et le remplissage juste de la vessie en air est vitale pour l’animale aquatique. Afin qu’un poisson puisse vivre il lui faut dès le départ remplir sa vessie, son « âme » en air – de prendre son souffle.

PL : Tes sculptures fonctionnent souvent en binôme. Est-ce une manière de convoquer les relations à l’autre ?

FB : Ton observation est précise, Pauline, plusieurs de mes sculptures sont conçues pour se répondre et parfois elles fonctionnent en binôme : Mysterium Conjunctionis I. (2009) et II. (2010), L’œil de l’Ouïe (2013), Méristèmes (2007), Interdépendance (2009), Androgynes (2016-8), Souffles (2019), etc. La relation à l’autre m’intéresse plastiquement. La dynamique de l’échange et de l’interdépendance réciproque s’exprime dans mes sculptures. Par exemple dans les Mysterium Conjunctionis il s’agit d’une unité plastique dans la différence. Les deux éléments du binôme se complètent, se heurtent, se confrontent, s’enrichissent mutuellement en peu comme le Yin et Yang. « Mysterium Conjunctionis » signifie le mystère de l’union et de la rencontre. Cette pièce occupe une place importante dans l’ensemble de mon travail, car il est à la recherche de l’unité et cohésion[2]. La sculpture-dessin tridimensionnelle estinspirée par des formes organiques issues de mon imaginaire et du livre éponyme de Carl Gustav Jung. Les alchimistes essayaient de comprendre les matières et d’unir ce qui semblaient comme non-unifiable. Je comprends l’alchimie comme un questionnement spirituel inséparable du défit plastique « matériel ». Ce questionnement est très dynamique et complexe, car il symbolise le mariage de deux matières ou individualités différentes et parfois même opposées, comme c’est le cas aussi dans mes autres sculptures Androgynes. La sculpture est une alchimie et j’essaie d’y ré-unir des principes, comme des matériaux, qui sont parfois antagonistes. Le défi plastique se débat ; est-ce que les deux principes s’affrontent d’une manière hostile, ou bien s’attirent avec affection ? Chaque élément de la double sculpture est rattaché au plafond à un mécanisme qui produit un mouvement lent continuel et presque imperceptible. Grâce au mouvement produit, les lignes sur les formes continuent ainsi à se mouvoir et se dessiner : cela rappelle l’omniprésence du souffle et de l’air dans mon travail.

PL : De quelle manière sont-elles mises en scène et comment l’espace t’amène-t-il à composer avec l’architecture ?

FB : Selon le lieu de l’exposition et sa spécificité, je joue avec la mise en scène des pièces. L’éclairage joue un rôle important, l’ombre qui se déplace sur la surface de mur fait partie de l’œuvre. Exposée en Finlande dans le cadre de l’exposition « European Horizons » au Savonlina Muzeum, Riihisari, Mysterium Conjunctionis a bénéficié un éclairage, très précis, qui apportait une dimension nouvelle à l’œuvre. Cette dernière, installée et éclairée de telle façon, peut être contemplée dans sa totalité et embrassée d’un seul regard.

Par exemple au château à Pujols-sur-Dordogne j’ai travaillé avec l’illusion de l’apesanteur grâce à la suspension des sculptures sonores Méristèmes dans ce monument patrimonial spécifique en polygone irrégulier. Explorant ainsi la tension dialectique entre apesanteur et gravitation terrestre, entre naturel et artificiel, entre réalité et imaginaire, les « Méristèmes » offrent une expérience visuelle et sonore qui invite le spectateur d’écouter et regarder vers le plafond. « Méristèmes » est une proposition sonore et visuelle ouverte, elle évolue au fur et à mesure selon le lieu et contexte d’exposition.

PL : Tes œuvres convoquent différentes manières d’utiliser son corps et de libérer un geste. Comment penses-tu ce déploiement ?

FB : Les différentes manières d’utiliser mon corps se mettent en place pendant les différents modes de travail. Le premier consiste en la captation des instants, les dessins de petit format[3] allant du carré au rectangulaire, pouvant atteindre format raisin. Ils sont une captation d’instant d’éveil, plus précisément un saisissement d’un intervalle singulier. Par ce travail de dessin je mobilise ma perception et mon attention sensible au temps qui passe. Ces dessins créent un album, mon abécédaire, ma grammaire, une archive de données. Ils sont créés au fil du temps et élaborés aux techniques différentes : à la mine de plomb, à l’encre et plume, au stylo bic, au feutre ou crayon couleur et multi-couleur, etc. Ces captations instantanées peuvent réapparaître avec des petites flexions, déclinaisons et changements dans les dessins de grande dimension qui peuvent atteindre jusqu’à cinq à huit mètres, voir plus lors d’une création-intervention in situ. Les dessins des instants sont l’expression du mouvement de la respiration en action. Ils engagent mon corps dans le sens que note René Passeron : « l’investissement corporel du geste est la condition sine qua non de surgissement de l’œuvre »[4]. Mon souffle fonctionne ici à la fois comme un révélateur et aussi comme un séismographe. Les Instants capturent la vibration d’un ressenti forte et éphémère.   

Le deuxième : grand format – cartographie où j’implique tout mon corps.

Mon premier déplacement à New York a été une expérience forte. On se déplace avec son corps, mais notre esprit nous suit-il ? N’est-il pas encore resté un peu ailleurs ? Par le dessin j’ai voulu faire « atterrir » mon corps avec mon mental dans ce nouvel environnement, dans lequel je me sentais au début en décalage. Se retrouver ici et maintenant était l’enjeu de cette activité créatrice : les dessins de grande taille me permettent de m’ancrer, comme un bateau qui pose son ancre enfin de se stabiliser ; progressivement de me « ré-incarner » à nouveau dans un autre lieu. J’ai inventé à mon usage une cartographie affective de mon nouveau territoire qui déstabilisait mon esprit et mon corps. J’ai eu besoin de travailler sur de grandes surfaces (de papier de type aquarelle fort grammage 300 g) afin de laisser venir et de comprendre la complexité et la richesse de ce cheminement intérieur. Grâce à ma cartographie dessinée j’ai pu me retrouver enfin dans le présent de ma destination.

PL : Comment penses-tu l’au-delà du dessin sur support papier ?

FB : La troisième manière de libérer mon corps se déroule lors de la création des sculptures et cette dernière s’est poursuivit la sculpture pénétrable Phrenos. Ce dernier rentre dans une dimension plus spatiale proposée au corps du spectateur. J’ai envie de partager mon expérience avec le spectateur s’il/elle le souhaite, il/elle peut participer à l’expérience de l’œuvre latéralement inspirée et alimentée par le souffle.


[1] Le ventilateur est placé dans son centre.

[2] Comme dans mes autres œuvres, c’est la question d’unir ces différentes voix intérieures : On est deux en un, il y a les autres en soi.

[3] de petit format A4 (21 x 29 cm) et (24 x 32 cm)

[4] René Passeron, La naissance d’Icare, Éléments de poïétique générale, ae2cg éditions & Presse Universitaire de Valenciennes, 1996