Pauline Lisowski : Ta pratique picturale incarne différentes temporalités, un travail d’ébauche dans un premier temps puis un retour sur la toile avec l’affirmation de formes et de gestes. De quelle manière dialogues-tu avec ton support pictural et dans quelle posture te mets-tu pour peindre ?
Jean-Marc Thommen : Dès lors que la toile est tendue sur son châssis ou que le papier repose sur ma table de travail, j’active toutes sortes de projections mentales : on peut sans doute assimiler cela à une forme de méditation bien que je ne la pratique pas au sens traditionnel. Nombre de peintres connaissent cet instant, celui où tout est possible, tout peut arriver, se produire. J’entame alors un travail de soustraction progressif qui consiste à dépeindre tout en peignant : si j’exclue toute forme d’image, selon un projet d’abstraction permanent, les représentations et les systèmes sont innombrables pour l’observateur que je suis, tous médiums confondus. Il s’agit donc de ne pas succomber aux clichés comme les nommait Gilles Deleuze1. Que me reste-t-il alors ? Mes couleurs, mes crayons, mes brosses et mes pinceaux, mes mains, mes bras, toutes sortes de déplacements physiques, de manipulations, et mon regard toujours porté par l’intuition et le désir de réaliser à chaque fois un objet complet et incomplet, plein et vide à la fois.
À ma façon, je me suis réapproprié la notion d’ébauche. Débauche d’ébauches 2 est le titre d’une série toujours en cours, d’œuvres sur papier de petits formats, initiée en 2017 (j’en compte une centaine à ce jour). Un processus potentiellement infini, la perpétuation d’une diversité de gestes associant la couleur, le tracé, la tâche, la ligne, l’irisation, la transparence et l’opacité, toutes sortes de phénomènes libres ou concentrés, fragmentés, découpés puis réassemblés. Débauche d’ébauches, c’est cet équilibre fragile que je tente d’atteindre dans la pratique selon les conditions d’une mise en œuvre volontairement chaotique et accélérée dont je m’efforce de saisir ce qui en surgit, furtivement, au vol. Ainsi que dans la plupart de mes productions, l’ébauche est ressentie comme inaugurale et agissante au même titre que le choix du format et du support. Elle est à la fois l’hypothèse d’un processus, la trace d’un chemin, d’une topologie sur laquelle je reviens avec précaution par le pinceau, comme le ferait un marcheur régulier et fidèle à son itinéraire.
P L : Tu développes un alphabet graphique de lignes et de formes. Celui-ci en mémoire, il resurgit dans différentes peintures de petits, moyens et grands formats. En regardant un ensemble d’œuvres, le regard se déplace alors pour tenter d’établir des correspondances. Nous pouvons songer à une énigme…
J-M T : La part d’énigme dans mon travail telle que tu sembles la ressentir provient probablement de la disponibilité que j’adopte lorsque je peins ; de manière générale, la somme des gestes que je mobilise, génère des phénomènes qui m’interrogent systématiquement. C’est le prix d’une liberté plastique que j’explore consciemment et dont les règles sont celles de l’inconfort et du doute : « Qu’arrive-t-il ?… Qu’est – ce que c’est ? … » sont les questions récurrentes qui traversent mon esprit lorsque j’agis sur la toile, le papier ou encore les murs3. Le regard établit des correspondances entre les œuvres lorsqu’il parcourt un ensemble tel que tu l’as pratiqué lors de ta visite à l’atelier. Chromatiques, graphiques, structurelles… des analogies formelles se dévoilent sans que j’en ai nécessairement programmé l’histoire, et pour cause, il n’y a aucune narration qui sous-tend l’abstraction que j’élabore. Ces dernières années pour autant, je perçois que mon travail côtoie possiblement les contours de l’image, ceux d’une iconographie sourde auxquelles peuvent renvoyer certains gestes, certaines couleurs, certaines combinaisons. L’absence de figures identifiables et de toute représentation semble produire paradoxalement, énigmatiquement, une sorte de figuralité, comme on le dirait d’un poème ou encore d’une musique.
P L : Une expérience immersive est proposée dans la Galerie Des jours de Lune : un mur orange et un mur rose encadrent un polyptyque. Comment envisages-tu la réception de la couleur chez le spectateur ?
J-M T : Durant les mois qui ont précédé cette exposition, j’ai imaginé un dispositif particulier pour la Galerie des Jours de Lune ; ce polyptyque, d’une proportion conséquente pour un tel lieu, en est l’objet central, incontournable, presque disproportionné justement. Ses couleurs, vives, privilégient les roses et les oranges. Ce sont ces mêmes couleurs qui sont appliquées aux murs de la galerie comme tu le précises. Quelques œuvres sur papier de petits formats y sont accrochées également. Afin que l’expérience soit tout à fait immersive, un banc est placé au centre de la pièce : je propose que l’on s’y assied, que l’on s’y pose le temps nécessaire à une forme de méditation, de contemplation, telles qu’on pourrait les pratiquer face à la mer, à l’horizon : l’étendue chromatique de ce tableau contient certaines couleurs susceptibles d’activer des sensations, et, pourquoi pas, des souvenirs selon l’attention que l’on veut bien lui accorder et s’accorder à soi-même. Une situation qui permet de se dire quelque chose comme : « j’ai déjà vu cette couleur quelque part…elle me rappelle ceci ou cela…c’était ici ou là… ». J’invite alors les visiteurs à écrire ce souvenir en quelques mots et de manière anonyme sur un livre mis à disposition, aux pages roses et oranges elles aussi. Josef Albers disait très justement : « Une couleur n’est jamais vue telle qu’elle est vraiment…cela fait de la couleur le moyen d’expression le plus relatif qui soit ». Cela a toujours été et c’est toujours vrai aujourd’hui, et c’est aussi pourquoi les imprimeurs par exemple ont besoin d’un code chiffré, d’une norme colorimétrique, pour pouvoir exécuter la juste reproduction d’une image. Nous pouvons alors estimer que le regard, c’est à la fois ce qui nous rapproche et aussi ce qui nous distingue : lorsqu’il se porte uniquement sur la couleur, chacun fait à sa manière une expérience abstraite, sans pour autant être nécessairement artiste. C’est cet endroit qui me porte, ce phénomène, celui de l’altérité que peut susciter un objet spécifique, ici ce polyptyque au titre évocateur de Mémoires Vives.
P L : Ce polyptyque présente plusieurs gammes de gestes, de formes, des accidents qui condensent un temps long d’aller-retour sur la toile. De quelle façon travailles-tu l’équilibre entre des ruptures et la régularité de plans colorés qui attirent le regard ?
J-M T : Ce polyptyque contient à lui seul plusieurs longues semaines de maturation. Et comme tout tableau, il ne trouve son aboutissement qu’à travers les regards qu’il suscite et suscitera. Il a la forme de sa temporalité, ou plus précisément de ses temporalités que j’ai œuvré à unir, à réunir progressivement, étape par étape, sans aucun dessin préparatoire. Le choix premier d’une dominante bi-chromatique rose/orange a instauré d’emblée un certain climat, à la fois impactant et serein. La partie supérieure gauche a conservé la texture naturelle du lin à l’état brut : un geste calligraphique réalisé à l’encre de chine s’est chargé de s’y déployer et de s’y répandre, vigoureusement, all over. Il s’oppose formellement aux trois autres panneaux qui lui sont associés et dont les expressions, comme on le dirait de celles d’un visage, sont davantage contenues. Ici, les couleurs s’y organisent en à plats, en champs colorés4. Une ligne toute en courbes, serpentine, bleutée, continue et interrompue çà et là, parcourt la partie basse ; la couleur rouge, plane et irisée, construit trois surfaces obliques de part et d’autre, comme pour faire tanguer la verticalité symétrique des bords opposés du format. Le blanc, pratiqué à la spatule, longe celles-ci, à la manière d’un enduit grossier… L’ensemble de ces gestes, distincts et contradictoires, composent ce territoire, cette cartographie mentale, que j’ai arpenté à tâtons. Son aboutissement est celui d’une suspension, d’un équilibre précaire que je pense avoir atteint progressivement et que j’ai choisi de conserver en l’état.
P L : Le titre Mémoires Vives a plusieurs sens possibles. N’y-a-t-il en cette expression l’émergence des souvenirs lointains et l’immédiateté des sensations colorées ?
J-M T : Cette expression commune m’est venue à l’esprit, comme un leitmotiv, alors que je réalisais ce tableau durant l’été 2021. J’ai choisi de la retenir pour désigner cet objet. Aujourd’hui comme on le sait, mémoire vive appartient au langage informatique ; c’est l’endroit où sont enregistrées les données d’un ordinateur. C’est aussi la mémoire biologique toute relative que l’Homme conserve selon ses facultés cognitives et émotionnelles. Au pluriel, l’expression s’adresse au collectif et s’émancipe de l’individu, et ici, du peintre que je suis, seul à l’atelier et à l’ouvrage. Au centre de cette exposition à la Galerie des Jours de Lune, ce grand polyptyque délègue désormais son titre à l’ensemble du dispositif qu’il m’a inspiré, générant alors une immersion spatiale et collective. En pratique, l’acte de peindre et les processus que cela engage, fonctionnent par addition, par couches successives : celles que j’ai appliqué sur la toile de ce tableau ont été ressenties intensément et progressivement comme les strates d’une mémoire croissante, aléatoire et sélective. Nommer ces souvenirs, ces sensations, ces événements et ces multiples images mentales constitueraient une liste personnelle assez considérable : la peinture s’est chargée d’incarner en gestes et en couleurs l’insuffisance de mes mots et d’en faire la synthèse plastique, la partie émergée, en surface. Les couleurs se sont révélées vives, comme ces mémoires resurgies. C’est ce paradoxe qui m’interroge et que je souhaite partager à travers cette exposition : la simultanéité du passé et de l’hyper présence manifestes, confondus, assemblés, rassemblés.
Novembre 2021
1 GillesDeleuze, Logique de la sensation, éditions de la Différence, 1981.
2 La série Débauche d’ébauches a été exposée en partie et à plusieurs reprises ces dernières années : à la Galerie Jean Fournier/ Paris (Champs Magnétiques, avril/juillet 2021), au Musée d’Art Moderne de la ville de Cheongju, Corée (Sillages, octobre 2019/janvier 2020, commissariat François Michaud), à la Galerie UHN, Königstein, Allemagne (Singular Plurial, 2019), à l’Abbaye de Coat Malouen, Kerpert, France (Ac Hann, 2018).
3 Depuis plusieurs années, j’ai développé une série de dessins muraux in situ sous le titre générique d’Improvisation. Le dernier en date (Improvisation 11) fut réalisé en octobre 2019 au Musée d’Art Moderne de la ville de Cheongju en Corée (Sillages, commissariat François Michaud).
4 Colored fields en anglais, cette expression fait référence au mouvement pictural newyorkais qui apparut dans les années 50, en réaction à l’Action painting.