Durant ses marches, explorations de paysages, Patricia Cartereau prête attention au vivant végétal, animal. Elle récolte des éléments, pétales, cailloux, et prend le temps d’observer finement la nature, de s’arrêter pour dessiner, graver sur le motif. Ce qui l’amène à aiguiser son regard tout en se laissant guider par les phénomènes naturels et par les lignes des montagnes ou des fragments de paysage.
Ses parcours des environs du château de Tournon-sur-Rhône l’ont incitée à aborder les différents points de vue que nous pouvons avoir sur le paysage de collines et du fleuve. Ses œuvres condensent les différentes temporalités des éléments prélevés, roches, écorces… Ses aquarelles, peintures à l’huile, ponctuent les salles du château et témoignent de ses collectes, observations aiguisées des formes. Les cailloux deviennent des montagnes qui révèlent des topographies, des plissements, des glissements de terrain.
Marcheuse, l’artiste est sensible aux phénomènes naturels et s’attache aux paysages qui se transforment, en train de s’effondrer. Elle développe un protocole de travail artistique afin de libérer un geste sans repentir, prenant en compte des accidents contrôlés. Tel un concentré d’énergie, ses aquarelles présentent des changements d’échelles. « Je marche pour être dans le paysage » affirme-t-elle, associant différents plans, préférant ne pas hiérarchiser et ainsi proposer une vision tactile de ses micro roches. Ses pierres recueillies sont pour elle ses « petits trésors », souvenirs de parcours.
Comme pour nous plonger dans son monde, teinté de mystère où animal, minéral et végétal interagissent parfois ensemble, son grand dessin Muette nous fait face, présentant une figure humaine, en lévitation, passage de la vie, accompagnée de cervidés et d’un lièvre… Les dessins d’animaux de Patricia Cartereau révèlent une ambiguïté entre force et douceur, vie et mort. La nature est le lieu de ces transformations et étapes qui nous marquent par leur beauté ou par la difficulté de voir. Les aquarelles de l’artiste font écho aux contes de fée, qui forgent l’apprentissage durant l’enfance.
Entrons progressivement dans son paysage merveilleux. Dans un aller-retour du proche au lointain, elle déconstruit nos perceptions des milieux naturels tout en nous invitant à reconstituer le fil de ses randonnées autour du château. Un wall-drawing, d’une grande densité de matière, qu’elle nomme Le paysage tout entier se trouve nulle part se rattache à des structures et textures de ses huiles sur toile. S’approchant, des fragments, zooms de cailloux, se transforment en drapés, en plis… et donnent envie de toucher, souvenirs des récoltes durant ses longues marches parfois dans des terrains escarpés. Peintures et wall-drawing se fusionnent presque pour former un panorama de montagnes majestueuses qui attire notre regard, une expérience esthétique qui s’approche de celle du sublime.
Dans l’ancienne salle des gardes, Patricia Cartereau présente sa série d’encres Bêtes à l’envers. Semblables à des gardiens, veilleurs, protecteurs du lieu, des lièvres debout nous attendent presque… Sensation étrange de se sentir entourés et épiés… En hommage aux bêtes présentes dans les natures mortes de Chardin, l’artiste a renversé l’animal, le mettant ainsi dans une position étrange. Au premier regard, il n’est pas tout de suite reconnaissable, puis vient notre interrogation face à cet être, à l’échelle humaine, qui tente de se relever. Miroir de nous-même ? Quelle est cette bête, sauvage, domestiquée qui hante ce château ?
Comme un appel vers l’eau, près du sol, des dessins de racines, À l’ombre des oiseaux, invitent à plonger notre regard et à découvrir des habitants de la Loire. Entre vie et mort, des animaux, des végétaux, sont parfois découverts, tout en étant troublés par les effets de l’aquarelle, apparaissant délicatement telle une remontée des eaux, un reflet dans l’eau ou une envolée dans le ciel…
Patricia Cartereau nous propose une exploration des milieux naturels, nous incitant à prendre de la hauteur, à s’approcher et à ouvrir nos sens dans un respect des êtres vivants non humains.
Les espaces architecturaux du château l’amènent à proposer une installation dans l’Atelier intitulée Voir ce qui se murmure, un passage au sol, qu’on ne peut pas franchir. Des pétales monumentaux superposés, à l’aquarelle, variation de rouge, donnent à voir des îles ou des pas… Or on reste à distance. Une coulée de couleurs roses, rouges, du sol remonte vers le ciel. Cette œuvre chemin de papier fait écho au Rhône, frontière naturelle entre deux départements et renvoie les variations de lumières naturelles.
Dans la Tour, espace plus sombre, l’artiste nous mène vers une autre géologie… en dévoilant ses dessins Cailloux-paysage, réalisés au fusain compressé. Chez elle, les facettes des pierres apparaissent telles des cavités dans lesquelles passe un rayon de lumière. Possible roc, pierre monumentale où se réfugier. Passage au noir comme un condensé de couleurs, ses œuvres tirent leur origine de négatifs de dessins plus petits. Des lignes topographiques procurent force, dureté et caresse de pierres polies.
À l’étage, trois peintures Des pierres qui ont toujours couché dehors frappent notre regard, tels des blocs géologiques qui s’effondrent ou des îles qui se décrochent de la mer, des crânes ou autres formations naturelles en suspens. Ces éléments recréent un possible horizon, repère d’un paysage qui se délite, tout en témoignant d’une certaine puissance et mémoire d’une ère lointaine. Comme un indice nous racontant sa démarche artistique, l’aquarelle Ramasser des cailloux montre un bras tenant une pierre.
Poursuivons alors notre cheminement à la découverte des œuvres de l’artiste, de ses curiosités et des lieux qu’elle a arpentés, cartographiés lors de résidences.
Ses Mues végétales deviennent eux aussi des vues de milieux naturels du végétal au minéral. Issus de ses fines observations de morceaux d’écorces ramassés au sol, ses dessins à la mine de plomb rehaussés aux crayons de couleur dévoilent ce qu’on ne voit pas, tels des portraits d’éléments, traces des évolutions successives des arbres. Les matières naturelles, prises dans les mains comme un objet délicat, sont pour l’artiste sujets d’attention.
La mémoire du temps est également au cœur de sa série de dessins Voir si les feuilles ont la couleur du sang, créés suivant un protocole consistant à représenter la fanaison de fleurs. Les pétales apparaissent, en mouvement, la tige ayant disparu, tels des oiseaux en envol. Ses aquarelles sont des hommages aux personnes avec lesquelles elle a noué des liens. Ses travaux sur papier ne sont-ils pas les pendants de l’installation au sol qui occupe l’Atelier ?
Les expériences esthétiques de la nature environnante s’offrent à nous au travers des œuvres de Patricia Cartereau. Cueilleuse, attentive, rêveuse, l’artiste révèle la fragilité du vivant, des minéraux et des végétaux mystérieux, qu’elle conserve précieusement pour donner à voir leurs formes et leurs variations de couleurs. Son exposition nous incite à nous souvenir de différentes expériences face au paysage, d’une contemplation du lointain vers une observation au plus près de ce qui se trouve à nos pieds et qu’on peut ramasser comme des trésors naturels.
Pauline Lisowski