Jérémy Vatutin dit Bibi

Jérémy Vatutin fait partie d’une famille d’artistes dont la pratique emprunte à d’autres disciplines. Ses premières intentions artistiques se développent entre sa formation en compagnonnage et son métier de couvreur. Il commence alors à regarder différemment les matériaux qu’il emploie. En parallèle, il s’exprime par la pratique du graffiti dont il consigne les actions avec le groupe VMD (VIBRO MARKER DELUXX) : un collectif d’artistes proches, constituant une famille de pensées. De chantiers en chantiers, observant des toitures fines des immeubles parisiens, il amorce une collection de plaques de zinc, les ramène dans son atelier et les observe avec attention. Il s’attarde sur les teintes et les qualités plastiques du matériau. Son premier geste consiste à le choisir, à en prendre soin, à nettoyer le zinc et à en sublimer la patine. Il joue à s’inventer de nouvelles règles de composition. Un répertoire de fragments de zinc de toutes dimensions habite son atelier. Il laisse également à l’air libre d’autres plaques de zinc neuves, afin que le travail de temps laisse une patine.

            Ses créations se déploient entre la rue, les espaces extérieurs et son atelier de couverture où il met de côté au jardin, des chutes de cuivre et de zinc, parfois imprimées par le goudron, le temps laissant une sorte de photographie d’oxyde. Son travail artistique se développe entre peinture et sculpture oxydographique, un processus évoquant la photographie où le temps, l’humidité, ainsi que son geste d’artiste agissent comme un révélateur. Pour certaines œuvres, il inventorie et donne la localisation exacte de ces glanages.

            En réparant des toits, l’artiste dit tenter de réparer le monde, le réhabiliter en considérant les rébus des toitures. Son œuvre est tantôt méticuleuse et précise, tantôt géométrique, ludique et sensible, composée de jeux d’optique. Il veut montrer ce qui ne se voit pas. Plein / vide, immobile / mobile, pli / dépli, ces couples d’opposés se révèlent en prenant le temps de déceler les potentialités de ses œuvres. « Le toit organise la dimension temporelle de la maison […]dans le grenier, le toit abrite ce qui est digne d’être protégé du passage irréversible du temps.»[1] La toiture couvre et protège l’architecture. Les éléments qui la constituent ont une forte présence physique. Jérémy met en scène ces pièces qui lui procurent des émotions fugaces lors des démontages et qu’il ne veut pas voir partir. De ce fait, il arrête l’oxydation de son matériau qu’il met à l’abri et protège alors qu’à l’origine c’est lui qui servait à nous abriter.

L’artiste travaille également à partir d’un motif récurrent, une forme qui lui permet d’expérimenter la 2D et la 3D, série Solcarlus. Il semble être inspiré par l’œuvre de Vasarely. A travers ses moucharabiehs réalisés à l’aide de pochoirs ou de sérigraphies d’empreintes, il génère une porosité qui laisse respirer le zinc en dissimulant certaines de ses parties. Les autres parties apparentes se mettent en vie, vibrent ou/et se déforment. De fait, il amplifie les distorsions visuelles ainsi que l’effet optique. Cette règle du jeu engendre une multiplicité de regards et d’approches de la réalité.

Le zinc est souvent perçu comme un matériau vivant. Chacune des œuvres de Jérémy V. incarne en effet cette temporalité. Dans la série Toiture morte, elles portent le nom de la rue dans laquelle la pièce de métal a été utilisée pour la toiture de l’immeuble. Des feuilles de zinc réunies et recouvertes d’une couverture en plomb, composent ses livres en plomb. Entre la maison et le livre, ses sculptures se présentent telles des espaces où sont conservés des souvenirs. D’autres sculptures évoquent les notions d’équilibre, de chemin de vie, des racines et fondations sur lesquelles ancrer une pratique.

En parallèle de ses œuvres en zinc créées à l’atelier, sous le nom de Bibi, il poursuit des collaborations avec d’autres artistes du monde du graffiti comme l’Atlas, Dize, Seth, WXYZ, SINO. Il a inventé le personnage Mr Bibi, qu’il décline en séries édition limitée de sticker t-shirt, détournant les réclames de marabout du métro parisien et des images de piraterie. Sa démarche est alors proche du groupe V.A.O (Vandalisme Artistique Organisé) et de 1984.

            Ainsi, l’œuvre de Jérémy Vatutin / Bibi est protéiforme et se ramifie en plusieurs champs d’expérimentation : une pratique de rue instantanée, une pratique au jardin où les pièces en zinc poursuivent leur transformation ainsi qu’une pratique entre l’installation et la production de ce qu’il appelle ses « toiles ». Le travail de l’artiste et celui de l’artisan s’alimentent. Les collaborations, les rencontres et la découverte de contraintes, l’amènent à faire germer d’autres manières de créer. Ses œuvres incarnent la mémoire d’une esthétique architecturale, un patrimoine façonnant une image de Paris.

Pauline Lisowski, mars 2024


[1] Joana Duarte Bernardes, « Habiter la mémoire à la frontière de l’oubli : la maison comme seuil », Conserveries mémorielles [En ligne], #7 | 2010, mis en ligne le 10 avril 2010, consulté le 21 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cm/433