Clémence Althabegoïty développe une pratique artistique à la frontière entre l’art et le design. Ses différentes formations au Centre for Research Architecture of Goldsmiths (University of London) en 2019, à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2018 et à la Design Academy à Eindhoven en 2016, l’ont amenée à concevoir des projets expérimentaux qui nécessitent un temps long et une collaboration avec des scientifiques. La jeune artiste-designer utilise les propriétés physiques des matériaux en interaction avec des éléments naturels afin de visualiser une donnée, proposer une expérience et de nouveaux usages. Ses créations la conduisent parfois à travailler avec différents artisans. Sa pratique entre art contemporain et design d’usage s’est nourrie de son intérêt pour les artistes et designers sensibles aux problématiques liées à l’écologie tel Olafur Eliasson, Atelier NL au travail de la main telle Sheila Hicks ainsi que de l’enseignement de la démarche phénoménologique de l’architecte Peter Zumthor. Elle tente de répondre à des questions et à des enjeux liés à notre société, en concevant des œuvres qui impliquent tous les sens du spectateur ou de l’usager. Elle met en évidence des éléments et leurs propriétés physiques, parfois peu visibles ou lisibles, la terre et sa porosité, l’air, le silence, la rétention d’eau, l’isolation sonore, en leur donnant forme. Pour ce faire, elle choisit finement les matériaux et les techniques, apprenant ainsi leurs qualités et propriétés physiques.
Ses premiers projets de design l’ont incité à tester les caractéristiques de matières naturelles et à comprendre quelles influences celles-ci pouvaient avoir sur notre environnement. Hêtre mouvant, en bois moulé, est à la frontière entre l’installation et une paroi sensible au taux d’humidité de l’air. Le bois réchauffe nos cœurs et nos intérieurs. D’une certaine pureté, cette cloison ouverte est un indicateur des qualités de nos espaces de vie. Elle emploie ensuite l’argile, terre qui peut retenir la chaleur, permettre une cuisson lente ou garder de la fraîcheur, afin de réaliser des contenants en céramique au tour (en partenariat avec l’artisan Carlo Lorenzetti). Ses objets nommés Souffle d’argile, ont à la fois une valeur d’usage et nous conduisent à vivre en appréciant le temps de la nature.
L’artiste designer s’investit aussi dans la conception de projets qui prennent appui sur des problématiques territoriales. Adaptable en fonction du contexte et des matériaux qu’elle peut y trouver, (Amkela) Mvula, (Recevoir) la pluie est un objet open source, une structure éphémère permettant de recueillir l’eau de pluie.
Clémence Althabegoïty privilégie les expériences sensibles de l’ordre de l’écoute ou du toucher pour nous faire prendre conscience de l’impact de nos espaces de vie sur notre propre corps. Ses expériences artistiques en partenariat avec des scientifiques lui offrent des occasions précieuses et enrichissantes pour analyser des transformations du vivant et prendre soin de ses observations.
À la manière d’une archéologue, elle sonde les matières sur lesquelles nous marchons et dont nous oublions de prendre conscience. Son installation Terre de Paris, élaborée en collaboration avec Yprema, une industrie d’élimination des déchets de la région parisienne, témoigne des strates de traces humaines sur le sol parisien. Elle met au jour la richesse des matériaux présents et nous invite à les appréhender par le toucher. En approchant cette étendue d’argile, nous pouvons ainsi percevoir les divers éléments qui la composent.
L’artiste designer développe également des projets centrés sur l’étude de la qualité de l’air tout en bénéficiant de l’expertise de spécialistes. Matières témoins, série de photographies révèlent la présence du lichen, indicateur des caractéristiques de notre environnement. Elle poursuit une méthodologie de travail fondée sur l’examen des transformations du vivant en portant son attention sur les bryophytes, plantes premières. Son projet Archive éthérée – Mémoire de l’air, réalisé en collaboration avec les chercheurs du Museum National d’Histoire Naturelle (Sébastien Leblond et Caroline Meyer), consiste en un tapis de mousse vivante réalisé en broderie. Du sol vers la fenêtre d’un hôtel particulier parisien en travaux, cette installation à l’air libre, permettait d’analyser la répartition de particules fines. L’artiste laisse ensuite vivre les variétés de mousses qui retrouveront leur environnement de croissance. Elle prolonge son analyse avec les scientifiques du MNHN, en étudiant au microscope, l’évolution de la répartition des microparticules sur des échantillons de mousses. Ce travail artistique prendra une forme visuelle, mettant en évidence une longue expertise.
Par l’expérience vécue, ses projets nous conduisent à prêter attention aux végétaux qui nous entourent, témoins des qualités atmosphériques ou de la pollution. Notre relation au silence, nos ressentis en tant que promeneurs en ville sont également au cœur de ses préoccupations. Dans sa vidéo Carte des silences, produiteavec la contribution de Florent Quintus, elle tente de visualiser les espaces les plus silencieux de la capitale en utilisant les données de l’institut BruitParif. Issues de cette carte animée, ses sérigraphies noir et blanc rendent perceptibles les endroits où l’on peut se sentir au calme et ceux où la pollution sonore est marquante. Clémence Althabegoïty s’attache à mettre au jour ces valeurs et à les offrir à la vue du plus grand nombre, en affichant ses cartes dans la ville. Les observer conduit tout un chacun à s’interroger sur les lieux où il peut être à l’abri d’une pollution sonore. Cette œuvre, radiographie urbaine, révèle combien les bruits de la ville influencent nos sensations en tant que marcheurs. Elle poursuit ce travail artistique par une nouvelle observation comparative des données de 2019 avec celles du premier confinement dans cinq lieux spécifiques de la capitale, ce qui donne lieu à la vidéo Cartes des silences – Paris habituelle / confinée. En réponse à ses cartes, son installation < 45dB propose de ressentir le silence en entrant dans un espace étroit constitué d’une paroi de chanvre, de lin et de coton recyclés, matières isolantes. La visualisation de données et l’expérience sensible se complètent alors pour appréhender la nécessité de se préserver du bruit, afin de mieux apprécier la qualité de l’environnement sonore.
Les projets de Clémence Althabegoïty sont contextuels et prennent forme suite à une longue recherche sur le terrain et auprès d’experts. Ils impliquent une ingénierie, une technicité et en même temps relèvent de choix précis et de gestes manuels minutieux. Les sensations qu’ils provoquent peuvent s’imprégner dans la mémoire de ceux qui en font l’expérience. Nous sommes alors enclins à modifier nos usages et à élaborer de nouvelles pratiques pour s’octroyer un certain bien-être chez soi et dans les espaces publics. Certains de ses travaux sont prolongés dans le temps long et durant des échanges avec des scientifiques. Si l’artiste-designer chercheuse soulève des questions liées à l’écologie, ses projets manifestent d’autant plus d’une volonté de collaborer avec les matières et de faire avec les données qu’elles indiquent.
Pauline Lisowski