De quelle manière envisages-tu le passage de la prise de vue photographique au dessin au fusain ?
La collection est la base de mon travail. Je capte les images, je les stocke, les trie. Je travaille souvent sur des images que j’ai photographiées plusieurs années auparavant. Je retourne avec plaisir dans mes archives, avec le bagage dont le temps les a nourries et enrichies.
Il y a toujours l’idée de capter une ambiance, une atmosphère, l’éphémère. Attraper ce qui s’est déroulé en une fraction de seconde, ou qui reste du domaine de l’indicible, de l’ineffable.
Dans le passage au dessin, il y a l’idée de fixer cet instant dans un autre espace : celui de la surface du papier. C’est donc toujours la tentative de s’approprier l’instant volatile pour en créer un autre, un temps allongé pendant lequel je vais pouvoir replonger pleinement dans cette ambiance disparue. Il y a un agrandissement du motif et un ralentissement du temps avec le dessin, c’est dans cette fenêtre que j’arrive à créer une image nouvelle.
Tes dessins convoquent plusieurs dimensions temporelles. Pourrais-tu préciser l’importance du temps dans ta démarche artistique ?
Je pourrais même la diviser en plusieurs temps :
- La contemplation et l’immersion comme dans un film documentaire.
- Le travail de mémoire visuelle, et plus généralement de mémoire sensible. Des images que je revois en rêves, que j’alimente de souvenirs.
- Le temps de projection mentale du tableau, la minutie d’observation des éléments qui vont le composer à partir du document photographique.
- Le temps de réalisation du dessin, l’épreuve d’endurance qu’elle représente, la perte de repères dans la gestuelle au fusain, la fatigue optique qu’elle suscite jusqu’à l’apparition de l’image.
Tes travaux sur papier invitent à une relecture de la représentation du paysage. Quelle posture prends-tu face et au contact du paysage ?
Une posture contemplative et immersive, puis il faut « apprivoiser » le paysage.
Les habitudes, les retours, le plaisir des retrouvailles, des saisons, des lumières.
Arpenter et déambuler puis s’assoir, et se poser enfin la question d’en faire un tableau, ou non.
C’est très variable, tout cela restant vraiment du domaine du sensible et de l’émotionnel. Mais en général ce sont les paysages « vivants » qui m’attirent : ils sont marqués par la présence de l’homme, ils parlent d’un temps présent, même s’ils nous dévoilent un peu de leur histoire.
Dans tous les cas, je crois que les images que je dessine m’ont attrapée bien avant que moi j’essaie de le faire. Il y a toujours un jeu d’aller-retour entre le sujet et moi.
La mémoire et la réminiscence des images sont au cœur de ta démarche artistique. Quelle expérience physique proposent tes œuvres au fusain ?
L’observation… la minutieuse observation.
Évidemment une invitation à la contemplation chez le spectateur, en miroir, par une plongée dans l’espace du tableau et ses propres paysages-souvenirs.
La recherche du hors-cadre, d’une projection à 360°.
Le rythme de la répétition des gestes peut-être, qui peut convoquer une immersion auditive. On m’a souvent dit que mes paysages étaient sonores.
Ils résonnent en tout cas avec des sensations en lien avec nos paysages intérieurs.
La lumière est très importante dans tes dessins. Elle semble nous guider dans l’expérience d’un parcours. De quelle façon la travailles-tu avec le fusain ? Cherches-tu à renforcer l’aspect mystérieux de certains lieux et la tentative d’une enquête inépuisable ?
Je procède avec le fusain comme avec de la peinture, en superposant des couches de matières jusqu’à obtenir des profondeurs, des valeurs très denses.
J’aime l’idée que les lumières soient uniquement des réserves de papier blanc, vierge de toute trace de charbon. C’est comme un petit miracle de pouvoir préserver un morceau de papier intact avec ces profondeurs de noirs et ces valeurs de gris tout autour. L’œil vient s’y accrocher naturellement, et le blanc devient vraiment une tache lumineuse dans le tableau.
Je pense que les paysages contiennent en eux-mêmes une grande part de mystère, et c’est normal que cet aspect devienne plus évident dans mes dessins. Il me semble que tous les phénomènes physiques liés aux éléments, aux végétaux, sont absolument mystérieux, et que c’est pour ça qu’ils nous fascinent toujours autant, et que nous pouvons passer des heures à regarder des nuages, des vagues, ou le mouvement des branches d’un arbre ou celui des herbes dans le vent. Je ne cherche pas spécialement à renforcer cet aspect, mais tous ces phénomènes et ces mouvements font partie de ce que j’essaie de fixer dans mes dessins.
Le soleil transforme notre perception du paysage. Il provoque un aveuglement et nous incite à aiguiser notre regard. De quelle manière tes dessins en rendent-ils compte ?
La lumière naturelle est ce qui demande le plus d’efforts d’adaptation à l’œil humain. Nous n’avons pas encore d’outil aussi perfectionné que nos yeux pour capter les contrastes et les niveaux de lumières. J’essaie toujours de rendre compte de cette saturation que l’œil subit dans mes dessins : dans les passages de l’ombre à la lumière, d’une ambiance tamisée à une surface ensoleillée ou réfléchissante.
C’est en fuyant l’aveuglement des zones lumineuses qu’on pénètre dans les ombres, qu’on va mieux détailler les niveaux de gris, et qu’un espace se crée pour entrer dans le dessin. On se situe plus facilement à l’intérieur de l’espace dessiné quand je tente de restituer les zones ombragées. Elles créent une intimité. À l’inverse, les espaces très lumineux et capteurs de lumières vont davantage fonctionner comme des « écrans » et nous confronter au paysage, spectateur en retrait. Dans mes dessins, ces points d’aveuglement sont les réserves : les espaces « vides », le blanc du papier.
La lumière du soleil agit comme un révélateur : elle va exacerber les reflets, les scintillements, les textures, l’aspect tactile des éléments, les milles et un petits détails qui composeront le dessin. Elle joue ce rôle de guide pour l’œil du regardeur, qui aura tendance à circuler d’un point lumineux à l’autre.
Concernant les dessins exposés à la Galerie des Jours de Lune, ils parlent tous de ces effets de lumières qui se répètent au fil des heures et des saisons : la lumière sur la mer qui la reflète, la lumière filtrée par les feuillages, par des nuages, de la brume… tous ces phénomènes lumineux sont éphémères, mais ils sont cycliques, ils résistent au temps. Ils sont profondément ancrés dans le mouvement du monde, dans un élan de vie qui ne s’arrête jamais. C’est cette permanence et cette régénérescence de la lumière solaire, en tant qu’élément fondateur de tous les paysages, qui a généré le titre de l’exposition.
D’une rencontre, d’une exploration personnelle, tes travaux sur papier convoquent des lieux auxquels chacun de nous pouvons nous rattacher. Penses-tu tes dessins comme des espaces où voyager ici et ailleurs ?
Pour moi une œuvre réussie est une œuvre qui permet de voyager. Si l’œil se promène dans un tableau, c’est le signe d’un plaisir du regardeur ; c’est que le tableau propose un récit, que l’on peut s’y plonger.
C’est aussi proposer un espace avec une profondeur de champ, avec une matière que le regardeur va pouvoir appréhender au fur et à mesure qu’il découvrira l’image. J’essaie toujours de composer des dessins qui se révèlent petit à petit, qui ne se livrent pas d’un seul coup d’œil, de la même façon qu’on ne peut embrasser un paysage en un instant.
Je m’attache aussi à des lieux qui peuvent en rappeler d’autres. Sans qu’il y ait véritablement de « typologie » des paysages et des formes, mais peut-être davantage des atmosphères qui en évoquent d’autres. J’aime aussi l’idée qu’un lieu puisse en évoquer un autre très lointain, qu’on établisse des rapprochements entre les sites. J’en fais moi-même en permanence, en comparant les formes des végétaux, les lumières, les ambiances… c’est un jeu que j’entretiens comme un exercice de style.
Tes dessins expriment l’idée d’une immensité, d’une sensation de se sentir dépassé par un paysage. De quelle façon ta démarche artistique convoque-t-elle une expérience de l’ordre du sublime ?
Toute expérience du paysage a un rapport au sublime. Et j’exagère souvent les proportions des végétaux, des minéraux, en les agrandissant pour dépasser de beaucoup l’échelle humaine. Je n’hésite pas à déformer les éléments dans une photo pour que la part d’humain paraisse noyée dans son environnement.
Je trouve ça romantique, et poétique bien sûr, mais surtout très drôle de remettre l’humanité face à des éléments qui la dépassent. On n’arrive toujours pas à prévoir la météo ou les tremblements de terre, on n’a toujours pas découvert les paysages des fonds sous-marins.
Ce sont surtout les formes de ces éléments qui m’intéressent, comme sujets, comme motifs, et même s’ils sont modelés et modifiés par la main de l’homme, ces formes ne paraissent jamais maîtrisées. Comment contrôler un arbre ? Les herbes ? Une étendue d’eau ? Heureusement il y a toujours cette part de sauvagerie et de nature indomptable dans notre environnement. Comme dans tous les êtres vivants d’ailleurs.
De l’expérience d’une promenade, d’un retour sur les lieux, ta pratique tend à une rivalité avec la photographie et le cinéma. Pourrais-tu préciser cette nécessité de patience et de renouvellement de l’expérience physique ?
C’est un rapport au temps, encore une fois. On voit le paysage évoluer et se modifier au fil des mois, on laisse l’histoire des lieux se dérouler, pour mieux s’y attacher sans doute. Mais on arrive toujours à un moment précis, celui d’une prise de notes, d’un croquis, d’une prise de vue, qui doit condenser tout ce temps long des visites et des observations.
C’est aussi de cette synthèse dont il s’agit dans mes dessins.
J’ai suivi une formation en vidéo dans l’école d’art où j’étais étudiante, j’ai toujours eu une passion pour le travelling, qui est en soi un déroulement du temps : une apparition des images au fil de secondes, dans un long et tranquille déplacement de notre œil. Rien de plus poétique pour raconter le temps qui passe. J’imagine que les expériences répétitives que je fais des lieux que je dessine me permettent d’en construire des images en travelling, pas en flashback.
Pauline Lisowski