Genèse(s), exposition de Valérie Crenleux

« Au jardin, comme si nous étions nous aussi des plantes, des racines invisibles nous relient à la Terre : notre lieu véritable, le seul que nous ayons reçu en partage et dont jamais nous n’aurions dû nous séparer[1]. » énonce Marco Martella, écrivain jardinier.

Attentive aux racines, ces parties de la plante, à l’origine du développement de chaque être vivant végétal, Valérie Crenleux les cultive dans son jardin et dans son atelier, en prend soin, les nettoie l’une après l’autre afin d’en faire son médium. Au fur et à mesure de ses expériences de germination, l’artiste approfondit sa compréhension du système racinaire. En caressant les racines, elle entre en communication avec celles-ci et ressent à la fois leur force et leur fragilité. Son intérêt pour la nature, ses observations du monde vivant, ses promenades et les sensations de contacts avec la terre l’amènent à appréhender les origines et le développement de la vie.

Les deux niveaux de l’Espace Regards l’invitent à créer une scénographie du sous-terrain vers l’aérien, du terrestre vers l’univers, où visible et invisible, vie et mort s’interpénètrent. Dans l’espace du rez-de-chaussée, la lumière se diffuse comme dans une serre de culture où la vie des végétaux se poursuit. Valérie Crenleux installe un arbuste-fusain, soutenu par des blocs de pierre de Hauteville[2]. Considérés au départ comme morts, ces arbustes avaient germé dans son atelier. Ici, l’un de ces arbrisseaux retrouve ainsi sa verticalité, en quête d’une lumière. L’espèce en train de renaître est maintenue comme en suspens. Apparaît alors une tension entre l’arbuste résilient et les matériaux de construction. Nous songeons alors aux méthodes de plantation des arbres en ville et à la puissance de leur système racinaire. Sur ces deux photographies, deux enfants maintiennent la continuité de la vie de ces arbustes. Un possible mouvement s’annonce, une renaissance à venir. Le corps humain restaure une connexion avec ces êtres, comme s’il se tournait vers l’environnement extérieur. De quelle manière l’homme pourrait-il être apte à se décentrer pour reprendre contact avec le végétal ? S’émerveiller face à la vie qui reprend, incite-t-il à approfondir des connaissances en matière de biodiversité ? Tels sont les questionnements et réflexions au cœur des situations de prise de contact que propose l’artiste. Un parallèle se révèle alors entre l’architecture de l’arbre et celle du corps humain, tous deux percevant la gravité. Ces œuvres mettent en lumière la vigueur des arbres et incitent à y prêter plus d’attention pour conserver un patrimoine arboré.

Embrasser les arbres qui aiment les arbres invite à songer à une fusion entre une feuille de philodendron, dorée, qui s’élève vers le ciel, grâce à ses racines aériennes qui viennent s’accrocher aux arbres et des racines végétales cultivées. Cette œuvre, tel un fragment d’une possible nouvelle espèce hybride, évoque les relations entre les plantes et nous conduit à comprendre les modalités de connexions entre les espèces.

Passage ensuite de la lumière vers l’obscurité.

« Les racines font du sol et du monde souterrain un espace de communication spirituel. La partie la plus solide de la terre se transforme alors, grâce à elles, en un immense cerveau planétaire où circulent la matière, mais aussi les informations sur l’identité et l’état des organismes qui peuplent le milieu environnant[3]. » écrit le philosophe Emanuele Coccia. Inspirée par la pensée de ce philosophe, Valérie Crenleux continue de s’émerveiller en travaillant ses racines. Celles-ci constituent un monde qui n’en finit pas de nous étonner, de susciter des recherches et de provoquer des expériences. Dans l’espace vouté de la cave, tel un laboratoire de culture, à l’abri d’une trop forte lumière, un système racinaire et des interconnections au sein de l’univers, se révèlent. De la mort de ces racines jusqu’à l’attente d’une nouvelle germination, la vie se transmet. Dans des boîtes de pétri, sur du velours, ces racines incarnent les relations qui se transmettent de génération en génération, ces liens précieux, qui nous rassemblent. Chaque cercle, entremêlement, tissage de racines végétales sur un même velours noir suggère l’apparition d’une vie à venir. Au sol et suspendu à la voûte, chaque entrelac de fines racines semble être en attente de renaître. Du coffret à la mise en espace, l’installation L’héritage nous fait prendre conscience de potentiels échanges entre ces formes de vie à préserver afin de maintenir la biodiversité et une terre habitable pour les générations suivantes.

« Nouant des associations symbiotiques multiples avec les bactéries, les champignons et la forme du sol, elles s’affirment, en outre, comme le siège majeur des échanges et de la communication du vivant.[4] » précise la botaniste Véronique Mure. L’artiste rend visibles les  forces des racines et tend à nous faire prendre conscience des interactions entre les différents organismes. Dans des coffrets en verre, les racines, semblables au système nerveux constituent la métaphore du développement d’un fœtus. Symbiose sollicite à la fois une certaine curiosité et une interrogation quant au développement de la vie humaine. Un parallèle s’établit entre les informations que ressentent les plantes et celles que nous captons. Nos relations, nos filiations s’incarnent également au travers des racines. Genèses, une famille d’œufs semble contenir une forme de vie qui pourrait émerger. Une terre de nos origines serait alors préservée car contenue, à l’abri de la lumière. Les œuvres de Valérie Crenleux montrent des connexions, un réseau de communication entre ces organes vitaux pour la plante. Patrimoine génétique et patrimoine arboré se connectent et de possibles communications entre les êtres semblent émerger en contemplant ces œuvres.

« Cette forme-racine, cet objet-racine, cet élément difficilement qualifiable, se préserve dans son intimité gracieuse dont l’infinie délicatesse est certainement de savoir se situer à l’abri des regards humains, dans l’ombre fraîche d’une terre humide et meuble ou dans la sécheresse d’une glaise aride, mais protégée de la visibilité du monde des apparences.[5] » écrit Laurence Gossart. L’artiste donne à voir les racines pour elles-mêmes, extraites de leur contexte. Délicatement tressées, celles-ci contiennent la mémoire du sol, en permanente transformation.

Ses œuvres font apparaître une vie enfouie. Prenons le temps de regarder avec attention les végétaux et laissons la nature s’épanouir, renaître… Pour le biologiste Marc-André Selosse, « les sols sont un héritage qui ne se reconstitue pas du jour au lendemain. C’est un patrimoine dont nous avons le droit d’encaisser les intérêts, mais notre devoir est de le transmettre[6] ». Prêtons alors attention aux sols, réserves de biodiversité enfouie, songeons aux profondeurs de la terre et à l’immensité de l’atmosphère. Afin de les respecter, l’être humain pourrait reprendre contact avec les différents êtres vivants, visibles et invisibles. L’artiste observe, explore à la fois ce que nous avons sous les yeux et tend à comprendre ce qui nous est caché.

Pauline Lisowski, critique d’art


[1] Marco Martella, revue Jardins, n°10, Les racines, Editions Les pommes sauvages, 2021, p. 6.

[2] à l’origine utilisée pour la fabrication des tombeaux, puis pierres de soubassement pour les constructions urbaines

[3] Emanuele Coccia, La vie des plantes, Editions Payot-Rivages, Paris, 2016, p. 102.

[4] Véronique Mure, « Mettre au jour les racines », revue Jardin, n°10, Editions Les pommes sauvages, 2021, p.13.

[5] Gossart Laurence, « Inventer la racine, une poésie souterraine », Communications, 2019/2 (n° 105), p. 27-39. DOI : 10.3917/commu.105.0027. URL : https://www.cairn.info/revue-communications-2019-2-page-27.htm

[6] Marc-André Selosse : « Le sol, c’est un patrimoine, notre devoir est de le transmettre », https://www.lemonde.fr/sciences/article/2021/11/30/marc-andre-selosse-le-sol-c-est-un-patrimoine-notre-devoir-est-de-le-transmettre_6104197_1650684.html