Les œuvres d’Ivana Adaime Makac incarnent différentes temporalités et les notions d’évolution, de transformation. Nature et artifice, intérieur et extérieur coexistent et s’interpénètrent dans ses expérimentations. Elle interroge la notion de domestication entre processus de soin et pouvoir de l’homme sur le vivant. Dans ce sens, elle mène une démarche qui associe le laisser faire et la contrainte. L’artiste s’inspire de la botanique, de la biologie, de l’art floral, de l’histoire de l’art et conçoit ses sculptures et installations afin d’interroger les relations que nous entretenons avec le vivant non-humain. Elle réinvente des espèces végétales et crée alors un récit où les plantes poursuivent une croissance étrange, se développent avec des formes étonnantes. Ses projets, écosystèmes mis en scène, où sont présents des plantes vivantes et des insectes, impliquent des procédés d’entretien, d’attention pour qu’ils continuent de vivre. Son atelier s’apparente à une serre de culture, dans laquelle elle conserve et cultive des résidus d’installations. Ainsi, se révèle un nouveau cycle de transformation de la matière.
– De quelle manière convoques-tu le vivant végétal et animal dans ta pratique artistique ?
Je travaille essentiellement avec des espèces végétales et animales qui ont un certain rapport à la domestication. Je m’intéresse aux liens complexes et paradoxaux qu’on entretient avec elles au travers de deux catégories d’œuvres. Dans la première, ces êtres sont présents, in vivo, et évoluent dans un environnement sculptural ou mis en scène que je compose pour eux. Leur présence fait œuvre. Dans la deuxième catégorie, les œuvres se construisent avec des restes, des résidus corporels, des traces d’expériences d’œuvres in vivo. Il y a alors quelque chose de l’ordre du reliquaire. La question du vivant non humain s’étend, pour explorer des états connexes au vivant, comme l’assèchement, ou certains états de conservation/ de stabilisation. Quand je pense rétrospectivement à ma pratique artistique, je la vois comme un va et vient entre décrépitude et revitalisation.
– Quelle réflexion est au cœur de ton processus de travail avec le vivant ?
Le vivant n’est pas pour moi un catalogue de formes ou de comportements, l’expérience sensible précède tout. Le vivant avec lequel je travaille est assez restreint : vers à soie, criquets pèlerins, grillons, choux, calebasses, souris. J’ai un penchant pour des êtres vivants qui sont « opaques » à nos yeux d’humain, qui sont difficiles à décoder, qui vivent dans d’autres mondes, régis par d’autres motivations, d’autres stimulations. C’est mon intérêt pour le vivant qui a façonné ma pratique et qui m’a conduit à travailler sur l’inachèvement de la forme, l’impermanent, le périssable. C’est aussi ce qui m’a amené à chercher à déployer différentes temporalités dans mes œuvres. La question des cycles anime également ma démarche et m’a entrainée progressivement, de manière non préméditée, à travailler en fonction des saisons. Les notions de naturel et d’artificiel, ont aussi une place importante, non comme une dichotomie mais comme deux notions coexistantes aux frontières perméables et ambiguës. J’envisage mon travail sous un principe d’interconnexion, je ne mets pas de limites entre un projet et un autre, je les laisse se parasiter les uns aux autres. Je pense souvent à une définition de la vie que Merleau-Ponty a faite, en saluant le livre La forme animale de Adolf Portmann, qui dit que la vie ce n’est pas l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, mais que c’est une puissance d’inventer du visible.
– Comment tes œuvres impliquent-elles un soin particulier ?
Les œuvres qui impliquent un soin particulièrement attentif sont celles qui incorporent la présence d’insectes vivants. En 2007, j’ai commencé à travailler sur des œuvres que je définis comme des « installations évolutives à entretenir ». Par exemple Le banquet, que j’ai réalisé six fois entre 2008 et 2017 implique la présence de grillons domestiques et pour certaines versions de criquets pèlerins. Il s’agit dans les deux cas d’insectes qui sont élevés comme nourriture vivante pour des animaux de compagnie exotiques. Je les extrais de ce contexte d’animalerie pour leur proposer un banquet. Pour que ce « banquet » dure dans le temps d’une exposition, les aliments qui composent les sculptures doivent être modifiés ou remplacés quotidiennement, les vivariums doivent être nettoyés et d’autres actions sont déployées pour que ces microcosmes temporaires restent propices au développement de la vie… Pour donner un exemple concret : les grillons sont enclins au cannibalisme, par conséquent il faut veiller à ce que les aliments riches en protéines ne manquent pas. Ils boivent aussi beaucoup d’eau mais ils sont depiètres nageurs… toute une série d’aspects avec lesquels il faut composer au moment de la conception formelle des sculptures et ensuite dans la phase d’entretien. Ces gestes d’entretien confèrent à ce projet une dimension performative et entrainent une évolution non linéaire. Une dimension performative, qui n’est pas l’œuvre en soi,comme c’est le cas pour le Maintenance art de Mierle Laderman Ukeles, mais juste une composante indispensable pour que l’œuvre puisse exister.
Le projet qui est le plus exigeant en termes de soins est Rééducation, c’est une expérience d’élevage des vers à soie que j’ai entrepris en 2009. Elle se déroule tous les printemps car liée au cycle biologique de cet insecte. Les vers à soie ont un appétit vorace qui va crescendo au fur et à mesure de leur développement, un peu comme le Boléro de Ravel (au cours de leur vie larvaire, ils multiplient leur poids de naissance par 10.000). Cela me conduit à cueillir des feuilles de mûrier très régulièrement et parfois tous les jours pour les alimenter. Leur production d’excréments est proportionnelle à cette ingestion monstrueuse, et tout en nettoyant leur espace de vie, je les recueille et les conserve pour plus tard réaliser des sculptures comme Formes noires. J’ai aussi le souci de proposer aux vers à soie des expériences qui puissent les stimuler pour faire des efforts pour se nourrir, ou pour éveiller leur débrouillardise perdue, comme par exemple en les emmenant pique-niquer directement sur un mûrier d’un parc public, ou en leur présentant des sculptures qui leur offrent à manger mais au prix d’un certain effort et qui les incitent à quitter l’horizontalité prédominante des élevages « orthodoxes ». Ce projet est une tentative utopique et paradoxale de « dédomestiquer » cet insecte, mais pour cela il faut les assister, prendre soin d’eux… Quand leur cycle se termine, j’éprouve une réelle fatigue physique et psychologique ! C’est un état de veille qui dure deux mois ! C’est un projet qui demande des conditions particulières pour être réalisé par mes propres soins dans le cadre d’une exposition. Ces dernières années je l’ai surtout poursuivi à travers des recherches et des expériences d’atelier.
– Quelles temporalités nécessitent tes créations, in process ?
Je crois que tout dans mon travail est d’une certaine manière in process. Même quand on travaille avec des matières organiques mortes c’est toujours inprocess:mes sculptures en excréments de vers à soie et mon projet Jardin des revenants (en cours depuis 2017) me l’on fait comprendre. Depuis presque deux ans de petits coléoptères décomposeurs font des apparitions cycliques à l’atelier pour se nourrir de ces travaux ; plus tard un autre insecte est apparu, un micro-hymenoptère qui est le parasite de ces coléoptères. Du coup, de manière non planifiée, la vie a repris dans ces œuvres au risque de la disparition ou de l’effacement de mon travail. Cette situation me fait penser au poem painting Life is a killer de John Giorno (qui me hante depuis quelque temps) que j’interprète de la façon suivante : pour que la vie se développe, pour qu’un être vivant puisse vivre il est obligé de prendre quelque chose à un autre être vivant. Rééducation est le projet le plus « ancien », il est en cours depuis 2009, je pense le poursuivre toute ma vie, qui ne sera pas assez longue pour tenter de « défaire» un processus de domestication de 5000 ans. Arriver ou ne pas arriver à «dédomestiquer» finalement ce n’est pas si important. Ce qui m’intéresse le plus est un déploiement de tentatives à travers lesquelles je songe pour le vers à soie à un processus d’adaptation vers une vie «autonome» vis-à-vis de l’humain. Une généticienne-chercheuse est venue voir mes vers à soie cette année, elle m’a dit : « votre histoire n’est pas complètement impossible, vous savez ? » La temporalité la plus « immobile » ou celle qui comporte plutôt une idée de la suspension du temps est celle d’une série de sculptures qui s’appellent Zombies, réalisées avec divers végétaux stabilisés par moi-même. Si j’ai commencé la série en 2019, les expérimentations ont débuté en 2014. J’explore un état étrange, de l’ordre du mort-vivant, les légumes sont stabilisés et gardent une certaine souplesse propre à la vie mais en même temps leur apparence est décrépie et ils ont perdu toute leur verdeur. Cela me fait penser à l’utilisation du botox et à l’obsession pour la prolongation de la vie.
– Quelle est ta posture artistique à l’ère anthropocène que nous vivons ?
Je m’intéresse aux relations complexes et paradoxales que l’on entretient avec le vivant non humain, cela transparaît dans mon travail. M’intéresser à un insecte comme le vers à soie (bombyx du mûrier) qui est domestiqué au point de ne plus pouvoir survivre sans l’intervention humaine relève de ces questions. Je pense qu’on peut toucher du doigt les problématiques de l’anthropocène sans se coller des étiquettes. Je ne suis pas sûre de véhiculer une vision optimiste ou sereine sur cette question. Mais ce qui me rend optimiste est la chute au cours ces dernières années d’une vision anthropocentrée, et je pourrais dire la même chose de la dichotomie nature-culture, une fiction qui a fait pas mal des dégâts.
– Pourrais-tu témoigner de tes expériences sur le site de Clinamen à La Courneuve ?
En 2020, à l’invitation de l’artiste Noémie Sauve, qui est en train de monter un Fond d’art contemporain agricole et le soutien enthousiaste de Julie-Lou Dubreuilh, bergère de l’association Clinamen, j’ai pu débuter des recherches autour d’un projet auquel je réfléchissais depuis quelque temps. Celui-ci s’inspire des traditions artisanales présentes dans plusieurs cultures, comme en Afghanistan et en Chine, qui consistent à contraindre les gourdes ou calebasses pendant leur croissance avec divers procédés (cordes, moules sculptés) pour qu’elles adoptent ou épousent certaines formes. Mon projet s’intitule Gourdes sous contraintes et reprend une terminologie de l’ethnologue Bernard Dupaigne pour décrire ces gourdes. Ce qui m’intéresse est d’observer les comportements des gourdes face à diverses contraintes que j’installe autour d’elles, de voir comment elles vont pousser, s’adapter et arriver à maturité. Selon leur variété et leurs formes, les réactions sont variables : certaines vont expulser ces contraintes par leur propre force de croissance (qui est sidérante !), d’autres décident de ne pas trop grandir pour éviter de toucher l’obstacle. Dans tous les cas, elles « s’auto-sculptent » en composant avec ces obstacles qui sont physiquement de natures différentes : souples, rigides, organique, inorganique, etc. J’ai été toujours fascinée par comment un être vivant peut être façonné physiquement et morphologiquement par son milieu et les conditions de vie de celui-ci. C’est peut-être une façon très directe, voire abrupte, de figurer l’action de la domestication. Cette première expérience en 2020, m’a confirmé l’intuition que ce sera un projet à long terme.