Si la photographie rejoint dès ses débuts la question du souvenir et de la mémoire, Sophie Carles joue de cette dimension première en déconstruisant l’image telle qu’on la connaît. Ses rencontres avec des lieux à l’abandon ou en ruine l’amènent à s’attacher à des détails, marques de leur histoire. La disparition, l’effacement sont au cœur de sa démarche artistique. Les espaces qu’elle fréquente l’incitent à convoquer le passé, à enquêter sur les usages et à révéler des présences. L’artiste cherche à dépasser les codes traditionnels de la photographie et privilégie une démarche qui laisse la place au travail manuel et à une matérialité de l’image.
Une tendance sociologique et documentaire peut apparaître au travers de ses œuvres alors qu’elle préfère ne pas ancrer ses photographies dans un contexte précis. L’essentiel étant pour elle de donner à voir ce qui peut naître dans des lieux marqués de traces. En s’intéressant à la ruine, elle développe la dimension temporelle chère à la photographie. L’artiste convoque plusieurs temporalités et notamment celle de la nature en complémentarité avec celle de l’architecture. De la campagne à la ville, elle met en lumière la végétation qui se modifie au grès des moments de la journée, résiste et pousse dans les interstices du bâti. L’architecture progressivement laisse sa place à des plantes qui prennent vie et grandissent. Celles-ci se découvrent dans plusieurs séries qui témoignent de constructions récentes telles que celle consacrée à l’aérotrain. Elle cadre son image en mettant en évidence les lignes architecturales et l’apparition d’une forêt qui s’installe.
Son projet Tiers-paysage, terme inventé par le paysagiste Gilles Clément en référence au Tiers Etat, comporte plusieurs axes, un travail photographique in situ, documentaire, des photos d’objets prélevés dans de la mousse, également des objets créés à partir de moules recueillis, ainsi que d’anciennes cartes postales de sites industriels. La mousse réagit au contact de l’objet photographique, le transforme et révèle le cycle des végétaux. Ces œuvres, présentées à plusieurs reprises, font écho au vivant végétal qui naît dans les recoins des lieux à l’abandon. Elles associent l’image témoin au processus de croissance des éléments naturels.
Dans sa manière d’expérimenter la photographie, Sophie Carles prend le temps d’utiliser des appareils anciens en jouant avec leur manque de précision et de maîtrise. Elle travaille parfois à la chambre et a réhabilité des appareils afin d’œuvrer lentement et avec patience pour entrer au cœur du lieu qu’elle explore par la photographie.
L’artiste s’intéresse également à des lieux chargés d’histoire intime, voués à être transformés, abandonnés. Sa série liée au grenier, cet espace habité de souvenirs et d’objets, est née de son attirance pour cette architecture où notre curiosité nous engage à nous réfugier et à retrouver notre âme d’enfant.
Son histoire familiale et les enquêtes qu’elle mène durant ses explorations de sites et de bâtiments en ruine se relient à son attention à la surface qui s’effrite, s’abime comme la peau. Récemment à l’occasion de sa résidence à l’Usine Utopik, elle a centré son travail photographique dans une relation fine à ce qu’elle découvrit au fur et à mesure de son exploration du territoire. Nommée « Capitale des ruines » par Samuel Beckett, la ville de Saint-Lô l’a mené vers une enquête sur le passé des villages à proximité du lieu de création. Elle fut confrontée au manque de traces et a alors entamé un processus de travail sur la notion de reconstruction et de préservation des ruines. Elle choisit son support en fonction de son propos et de sa réflexion sur la blessure ainsi que sur la mémoire des lieux meurtris. Elle utilisant le cyanotype, elle s’est rapprochée de la matière et le papier fragile qui se délitait facilement convoquant l’altération de l’image. Ce travail expérimental est complété par l’utilisation de radios de soldats blessés. Les photos abimées sont devenues objets et préservées ensuite dans des cadres. L’image fut valorisée tout comme l’architecture pourrait l’être. Son attention aux bâtis et aux lignes qu’ils dessinent se retrouve dans ses choix de formats, de supports et de mise en espace lors de ses expositions.
Par ailleurs, les collaborations et son attrait pour la cohabitation entre les médiums s’ajoutent à son désir de défaire l’image et d’imaginer de nouvelles formes. Sa vidéo Fragments fut réalisée à la suite de sa découverte de la station d’observation des étoiles à Nancay. Ce lieu pourtant high tech semblait à l’abandon et les instruments ne captaient aucune image et aucun son. Elle accompagna un artiste sonore en photographiant l’invisible. Le film qui en résulte montre la magie qui s’opère dans ce lieu scientifique à la fois technologique et antique.
En explorant son parcours photographique, se révèle un travail en séries, qui s’approche de la démarche du scientifique ou du botaniste. La photographe articule son histoire personnelle à celles de lieux ou d’objets auxquels elle prête attention. Par exemple, pour son projet Botanica Spirit, réalisé lors d’un été à Arles, elle prit comme point de départ les étiquettes de l’entreprise horticole familiale auxquelles elle a associé une image du territoire.
Un va-et-vient de l’intime à l’expérience du paysage se dévoile dans ses séries de photographies pour certaines expérimentales, s’accompagnant d’objets et de mises en scène. Sophie Carles nous montre la puissance des images qui nous habitent, nous marquent et contiennent les souvenirs d’un passé tout en témoignant d’un futur à venir.
Pauline Lisowski
Le 24/11/20