Thierry Boutonnier

Artiste-arboriculteur, Thierry Boutonnier investit des terrains vacants pendant la durée d’un chantier. Ses projets arboricoles s’inscrivent dans le temps long et inspirent à de nouveaux regards sur la place de l’arbre en milieu urbain. Ils engagent ceux qui y prennent part à considérer avec soin la biodiversité, les êtres vivants non humains et au-delà à s’interroger sur les conditions d’habitabilité que nous transformons au fur et à mesure des processus de domestication.

Pauline Lisowski : Artiste-arboriculteur, vous poursuivez des recherches, des expériences avec des espèces végétales et arbustives. Vous interrogez la notion de « Domestication ». Que signifie-t-elle pour vous ?

Thierry Boutonnier : C’est le fruit de rencontres. Il est question dans mon travail d’habitabilité car au fond la domestication est un processus qui consiste à rendre habitable notre milieu et l’adapter à des besoins. Aujourd’hui, ce processus articule une profonde contradiction : la terre devient inhabitable pour la majorité des humains en raison même d’une trop grande pression du fait domestique. Le réseau trophique est essentiellement anthropocentrique. Se confronter à la domestication, c’est inviter des sciences à complexifier le dedans, le dehors, le soi et le non-soi, le domus et la sylva, la maison et l’extérieur. Il s’agit justement de travailler les seuils à la plante des pieds. Dans la continuité du livre Homo Domesticus de James C. Scott[1], il s’agirait de rendre présents des êtres qui étaient invisibles dans nos représentations et qui aujourd’hui deviennent de plus en plus prégnants. Quand j’interroge la domestication, je questionne aussi la responsabilité de nos représentations dans nos relations à des êtres visibles et invisibles. Nos signes se mêlent au vivant, ils nous engagent dans des modes d’existence avec ce maillage de la Terre. Ce « mesh » comme l’écrit Timothy Morton[2], nous permet de respirer, de nous nourrir, de nous cultiver, de nous élever et de nous fait naître. Malgré tout nous exterminons massivement, nous brûlons les livres et les forêts à une vitesse jamais observée dans l’Histoire de la Terre.

PL : Sur les terrains vacants où vous travaillez, vous vous investissez pleinement et rendez possibles de nouveaux regards sur l’espace public. Comment expérimentez-vous la mise en lumière et le témoignage de vos actions en extérieur ?

TB : Rendre visibles des interactions est le changement de paradigme dans lequel nous vivons. Il s’agit de faire une expérience sensible pour qu’une œuvre nous mêle au vivant. Mon travail ne vise pas à produire, il cherche à interroger la valeur des catégories d’interactions qui transforment les seuils.

Par exemple, voici une rencontre avec la « 3588 », petite fille de Vertue re-présentée dans la série « Objectifs de reproduction ». Je m’inscris pleinement dans la filiation de la sculpture sociale de Joseph Beuys. J’expose des objectifs, ceux de mes parents et de mon petit frère, que je décris dans notre milieu commun : l’exploitation. J’écoute ma mère me dire : « nous sommes esclaves de nos bêtes ». Je me présente en tant que représentant à l’adresse des vaches laitières. Cette action a été prise en photo par Alexis Vallé-Charest. J’ai l’intention de créer une action qui produit une situation. Je souhaite sincèrement impliquer cet être qui regarde. À ce moment-là, s’est effectuée une rencontre avec la « 3588 », qui me permettait de me réajuster dans mon monde, un rapport à la Terre. Depuis, j’articule mon travail avec une tendance eco-centrique en travaillant la relation et la qualité de la rencontre. Au domaine départemental de Chamarande, le rapport à l’animal a glissé vers le rapport au végétal et nos relations à la lumière. Le végétal a quelque chose de peut-être plus apaisant dans nos interactions avec la terre. Les représentations permettent de tisser des boucles de rétroaction. La série photographique est un détail de l’ouvrage, selon moi, et non l’œuvre à part entière. Avec « Prenez Racines ! » et les Pépinières urbaines, les Coypu à Chamarande, Tristes trophiques… je tisse et retisse les archives. Parmi mes photographies, certaines font leur vie et restent « appétantes ».

Pour Courants Verts[3], Paul Ardenne m’a permis de faire l’expérience de l’exposition d’un processus engagé en amont des périodes d’exposition et qui allait continuer après. L’exposition s’apparente à une tentative de stabiliser et de transmettre des expériences sensibles avec des êtres vivants dans un état de forçage, tel qu’on le définit en pépinière. L’inattendu des interactions a surgi car l’exposition a été peu visible et on a dû dilater l’espace-temps d’exposition des arbres. Confinés, ils ont souffert… Avec Recherche forêt, il s’agissait de prélever des arbrisseaux d’espaces urbains. J’opérai une transplantation car ils sont voués à un arrachage ou à un piétinement. Nous avons mis en pot ces arbres pour leur donner une autre trajectoire de vie. J’ai transmis des gestes arboricoles lors d’ateliers. Puis ces arbres ont été plantés dans la pépinière de Yes we camp à Vive les groues. Durant l’exposition, ils étaient re-présentés là sur des tables de culture en compagnie de photographies collées au mur : portraits en pied de jeunes arboriculteurs en herbe. Enfin, dans ce maillage, l’association Boomforest, avec laquelle je travaille, a reçu ces arbrisseaux. Ils ont transplanté définitivement ces arbres dans l’espace urbain et certains les regardent avec la poésie de l’affranchi.

Les formes considérées comme inertes participent à la compréhension du vivant. Le vivant ne se soumet pas à notre simple regard. Tous les sens sont convoqués.

PL : Nous sommes sur le site de Vive les Groues, à Nanterre. Pourriez-vous présenter ce terrain d’expérimentation ?

TB : Nous sommes dans une forme de paysage typiquement transitionnel : un vacant, c’est un espace qui vit les « vacances » d’un chantier, l’un des plus intense d’Europe, avec Paris la Défense à l’horizon sur la commune de Nanterre. Ici, c’était des anciens bidonvilles puis des ateliers automobiles. Depuis 2017, Yes we camp gère cette pépinière urbaine, proche de celle de « Prenez Racines ! », réalisée en 2009 dans le quartier Mermoz à Lyon.

Depuis 2017, Vive les Groues accueille l’œuvre participative et végétale Appel d’air.

En 2016, avec l’association COAL, nous avons initié cette œuvre collective dont le processus d’élaboration pousse jusqu’en 2030. Nous proposons aux habitants des différents territoires du Grand Paris, d’accueillir des arbrisseaux, des Paulownia tomentosa (arbre repère du Grand Paris établi dans la charte des gares sensuelles conçue par les architectes Jacques Ferrier et Pauline Marchetti). À travers des parrainages et d’autres modes de relation, de gestes arboricoles, nous cultivons ainsi des boutures et une forêt matrice. Ces arbres repères deviennent des arbres témoins des changements.

Ici nous œuvrons dans un atelier du Grand Paris à ciel ouvert où les habitants peuvent voir la co-évolution des arbres. Ces arbres vont accueillir les souffles des habitants, telle une re-visitation de Air de Paris de Duchamp. Pour moi le lieu de l’œuvre est cette relation et cette transmission des savoir-faire arboricoles.

PL : De quelle façon vous impliquez-vous en tant qu’artiste-arboriculteur sur ce site en transition ?

TB : Des rendez-vous ponctuels avec des phases d’atelier. Nous accueillons des personnes dans un jardin de culture étrange. Les humains et les arbres sont co-auteurs de cette œuvre qui les mêle.

PL : Les arbres sont parrainés par les habitants. Que signifie cet engagement ?

TB : Être engagé ce sont des mots avec des actes (de naissance)… Il ne faut surtout pas enclore l’engagement à une forme, à une intensité précise… Nous pouvons agir sans agir et les arbres nous aident. La notion de parrainage a à voir avec des temps collectifs de rencontre avec une radicale altérité.

PL : Vos œuvres pérennes impliquent un soin particulier et un temps long d’attention au vivant. De quelle manière coopérez-vous avec les vivants, animaux et végétaux ?

TB : Être dans une relation buissonnante, s’enchevêtrer aujourd’hui, c’est se mêler de nos « à faire » : Il s’agit d’aller à la rencontre de l’autre en soi.

PL : Vous invitez les habitants, co-créateurs, à s’approprier ensuite vos projets. Des moments conviviaux et de partage ponctuent les étapes des chantiers de création et se poursuivent, témoignant des liens qui se sont opérés entre les vivants humains et les vivants non humains. De quelle manière ces œuvres permettent-elles d’acquérir un pouvoir d’agir ?

TB : Je travaille en réajustant le collectif. L’arbre est diplomate, il permet de nous ajuster. J’interroge la pertinence d’un cahier des charges. Il faut arrêter de voir l’arbre seul. Avec Appel d’air, il y a une co-évolution du dessin. Peut-être à l’issu des premières gares, on verra que l’arbre repère deviendra témoin d’une complexité buissonnante et en 2030, nous aurons des trames brunes, des bosquets sur les parvis et une forêt matrice.

PL : Comment considérez-vous votre présence en tant qu’artiste à l’ère de l’anthropocène ?

TB : L’anthropocène est discutée. Au regard de l’ampleur des désastres, il nous faut inventer des mots qui puissent décrire les situations que nous traversons car même la tragédie ou la définition de crime contre l’humanité sont trop faibles pour comprendre ce qui se passe. Les artistes peuvent aider à trouver des mots, à se représenter ou inventer des manières de faire. Par exemple le terme « Plutocène » serait peut-être plus juste, en référence à la plutocratie. Nos capacités d’être en relation sont organisées par quelques-uns et ce sont surtout des hommes.

PL : Comment positionnez-vous votre pratique artistique à la fois dans l’espace public et au regard d’une scène artistique contemporaine dans laquelle se révèlent des préoccupations liées à l’écologie ?

TB : Je me considère comme artiste cherchant. Le travail que je mène est lié à une vie inquiète. Je me situe dans des filiations où l’art, dans le sens de Joseph Beuys, transmet une forme invisible d’énergie.

Les artistes sont plus ou moins de bonne volonté. La diversité des signes et les modes d’existence qu’ils engagent, est pour moi important. C’est bien cette diversité et les rencontres qu’elle implique qui peut nous aider à résister.

PL : Vous proposez aux habitants de prendre position (de développer leur capacité d’agir dans un maillage), notamment par rapport aux aménagements des quartiers des villes. La première étape ne consisterait-elle pas à observer dans le temps et de prendre connaissance du vivant ?

TB : En effet et c’est bien une première étape de recherche que je m’applique à réaliser (enquête de terrain, analyse des sols, de l’air, écoute des habitants humains et non-humains…) et les pépinières urbaines, ces vacants, sont de formidables observatoires en milieu non-contrôlé.

PL : Quelles seraient pour vous les bonnes pratiques pour reconsidérer le végétal en milieu urbain ?

TB :  Arrondir les angles du foncier avec la Terre, c’est à dire développer des ponts racinaires, retisser des lambeaux de terre pour les mailler en priorité dans le tissu urbain en prenant en compte les eaux, laisser pousser et modérer les discussions entre les plantes. Semer avec la plante des pieds.

PL : Certains de vos projets s’ensemencent dans le temps. De quelle façon sont-ils révélateurs de possibles changements qui vont marquer un quartier ?

TB : Le devenir des œuvres dans l’espace public peut se traduire par la transmission continue d’une capacité à favoriser une hétérogénéité des êtres vivants, permettre de reconnaître une intensification de cette biodiversité grâce à une œuvre qui devient collective : sentir cette forme de complexification du tissu vivant urbain. Ainsi la pépinière urbaine de « Prenez racines ! » a permis de modifier le programme urbain, libérer une surface de 750m2 à l’adresse des habitants humains et non-humains, cela a changé le cahier des charges d’un appel d’offre d’une parcelle pour promoteur immobilier et permis la reconnaissance d’un arbre âgé de 50 ans qui allait passer sur le fil la lame, … irrigué d’eau de rose des quartiers, qui aujourd’hui rassemblent des habitants qui se constituent en associations pour cultiver ces roseraies ou faire redessiner le volume des fosses de plantation des arbres sur des parvis de gare, constituer une forêt matrice et me transformer depuis des décennies pour essayer d’effleurer la tendresse de la Terre.


[1] James C. SCOTT, Homo Domesticus, Une histoire profonde des premiers États, Paris, Editions La Découverte, 2017

[2] Timothy Morton est auteur du livre La pensée écologique, Zulma Editions, 2019

[3] Exposition Courants verts, Fondation EDF, 15 septembre 2020 – 30 janvier 2021