Lignes de désir, exposition de Karine Debouzie

Karine Debouzie travaille in situ, à partir de son ressenti des lieux intérieur et extérieur. Ses expériences sont à l’origine du déploiement d’un drain agricole, matériau utilitaire qu’elle détourne pour en faire un de ses médiums. Il crée des lignes, des connexions à même le bâti, en venant se greffer sur des éléments architecturaux et d’autres de l’ordre des aménagements de parc ou de jardin. Léger, il bouge au gré du vent ou d’autres éléments dans la nature. L’artiste trouve sur chaque site où elle est invitée à créer, des solutions pour dérouler son outil de dessin dans l’espace. Des ruptures, des continuités apparaissent en faisant le tour de ses installations. Des ramifications, un système racinaire, une régénérescence de tracés, se révèlent. Ses œuvres associent les oppositions entre inerte et vivant, forme et informe, statique et mouvement.

« La vie est une ligne, la pensée est une ligne, l’action est une ligne. Tout est ligne. La ligne relie deux points. Le point est un instant, et ce sont deux instants qui définissent la ligne en son commencement et en sa fin[1]. » écrit Manlio Brusatin dans Histoire de la ligne.

Du Pavillon de Vendôme jusqu’à la ville, l’artiste fait surgir diverses lignes, rectilignes ou fluides, du plan au volume, du vide au plein, tangibles ou éphémères, jaune, noir, rouge, des couleurs qu’elle utilise pour ce qu’elles convoquent dans l’imaginaire collectif. Ce bâtiment patrimonial, écrin pour des interventions artistiques devient lieu de multiples circulations, certaines contenues, d’autres suggérant des continuités. Sur la façade, les lignes serpentines que dessine le drain agricole noir suggèrent des connexions, des points de coutures entre chaque élément. Ce matériau acquiert une organicité et témoigne de sa souplesse. Des liens et des interruptions se donnent à voir. Cette ligne mesure des espaces, elle les souligne. De loin, une forme dessinée se perçoit tandis que de près les segments nous invitent à regarder à différents niveaux afin de percevoir chaque forme sculpturale qui caractérise le décor de la bâtisse. L’œuvre, intitulée Lignes de dérivation invite également à songer à ce qui peut être caché et aux secrets que renferme la propriété historique. Sa perception change en fonction de nos déplacements. Telle une pousse d’un végétal en croissance, l’installation engendre une certaine confusion dans la lisibilité de l’architecture. Des points de contacts entre intérieur et extérieur sollicitent notre imaginaire et inspirent de potentielles croissances.

Les installations de Karine Debouzie invitent au déplacement et à observer les détails du bâti ou du jardin. L’artiste sonde le passé du lieu et propose ainsi de nouvelles situations qui évolueront au gré des conditions météorologiques. Sur la fontaine à cycle fermé, l’installation Racine cubique s’apparente à une sorte d’être surgissant de l’eau. Les reflets qui apparaissent ajoutent de nouveaux arcs, en écho à la forme du bassin et aux allées du jardin à la française. Des lignes continues émergent et disparaissent en fonction des mouvements de la journée. Les conduits dessinés par son matériau évoquent une possible circulation de l’eau. Or ce cheminement se révèle impossible, clos sur lui-même. Une certaine interrogation en émane : Quelles relations l’œuvre entretient-elle avec l’eau ? Celle-ci laisse imaginer de nombreuses histoires.

L’artiste s’est inspirée des éléments de décor, de l’histoire du pavillon, de ses passages, certains secrets, pour y installer ses œuvres. Certaines furent créées in situ en réponse à ses observations et à son approche sensible de ce lieu. Karine Debouzie s’intéresse aux plans de ville et aux dessins qui apparaissent en prenant du recul. Suspendue, tel un mobile, dont les découpes renvoient aux détails des éléments de décor de la rampe d’escalier, une sculpture représente le plan du centre-ville d’Aix-en-Provence. Celle-ci révèle les espaces piétonniers, ceux qui habituellement apparaissent peu sur les plans. Les réseaux de la ville, la trame urbaine nous incitent à rechercher nos repères sur cette œuvre.

Deux installations font revivre la circulation d’un ancien passage à carrosses. L’une est évidée, l’autre pleine. Toutes deux sont légèrement surélevées du sol et semblent être en équilibre. Corruption de l’analogie propose de voir une nouvelle topographie à partir de plusieurs bandes de PVC noires assemblées, jouant de leur souplesse et des points de suture. Les lignes du pare-feu de la cheminée et les motifs du papier peint y répondent. Des appuis et de possibles continuités se révèlent. Les espaces topographiques qui apparaissent trouvent leur pendant dans les dessins d’ombre au sol. Les lignes du matériau produisent alors un dessin immatériel. Dans l’autre salon, un possible sol, une vague, une flaque, un plissement de terrain se laissent imaginer en découvrant l’installation Analogie de la corruption. Celle-ci fait appel à une certaine mobilité. Chaque partie s’apparente à une pièce, proche d’une étoffe, qu’elle aurait cousue, réparée. Une certaine ambiguïté quant au matériau utilisé laisse également place à l’imagination du spectateur. Ces œuvres jouent à la fois sur les tensions et les rapports de force. De fait, notre corps réagit aux sensations que celles-ci provoquent au fur et à mesure de notre déplacement.

Ses gestes de dessins, gammes de traces colorées déploient la diversité des pratiques de l’artiste. Au mur, le plan de la ville d’Aix-en-Provence, réalisé au pochoir montre les circulations en négatif. L’œuvre peut rappeler la présence des cartes et des plans de villes dans les demeures historiques, signes d’une certaine maîtrise et connaissance du territoire.

À l’étage, une sculpture autoportante, en équilibre, s’apparente à un grand corps, à une structure qui manifeste une certaine présence. Possible cocon, cette œuvre invite à regarder de part en part. Des lignes se croisent et une infinité de trames se révèle au gré de nos déplacements. Les changements d’échelle avec lesquels joue l’artiste nous font perdre nos repères. Si nus, une image grand format donne à voir un possible paysage. Des réseaux, tel un mouvement interne, renvoient à la vie. Les flux apparaissent, il s’agit en réalité d’une vue agrandie d’une mammographie. D’une partie du corps radiographiée émerge un espace lunaire, cosmique ou montagneux.

D’autres étranges formes de vie se manifestent au fur et à mesure des interventions de l’artiste. Ses images nous semblent à la fois proche de notre corps et nous sont en même temps éloignées. Comment percevons-nous notre propre corps ? De quelle façon celui-ci est-il perçu par autrui ? Sur une surface de projection, plusieurs fragments de détails corporels nous convient à dialoguer avec d’autres. L’artiste nous fait prendre conscience que nous ne sommes jamais ce que nous croyons être aux yeux des autres. Notre perception dépend de notre posture dans l’espace. Les captations sonores renforcent les dialogues entre les corps. Une part d’inconnu est préservée. D’une projection sur une surface à une autre qui se découvre sur une autre facette, la connaissance de l’autre se découvre. À quelle distance pouvons-nous oser nous trouver face à autrui ? Jusqu’où sommes-nous prêts à nous dévoiler ? Telles sont les questions soulevées par cette installation vidéo intitulée A nos corps. Au mur, Si nus répond à cette installation. Cette œuvre poursuit l’histoire d’un changement de regard du détail vers le grand paysage.

Dans le salon jaune, Lignes de devenir semble prolonger les lignes dessinées par son installation in situ extérieur. Le drain noir occupe pleinement l’espace, jusqu’à provoquer la sensation d’un envahissement, renforcée par les ombres qui multiplient le dessin. Un fragment de drain de couleur rouge symbolise un flux d’électricité, un conduit qui attire notre perception. Celui-ci nous invite alors à suivre la lumière qui émane de la chambre.

XX, rouge de plaisir y apparaît comme un signe lumineux : le dessin en néon, d’un organe féminin longtemps censuré, recrée une source lumineuse dans cette pièce où vivre des moments intimes. Les plus curieux verront une référence à la légende d’une relation amoureuse au sein du pavillon.

Tout est affaire de justesse, de tension et de souplesse dans ces installations de Karine Debouzie. Ses œuvres procurent diverses sensations qui s’imprègnent en nous. D’où les souvenirs de passages, de trajectoires à suivre, qui recréent des espaces au sein du lieu à l’architecture porteuse de récits.

Dans la ville, au sol, un chemin semble raccorder différents lieux entre eux. Il met au jour des relations entre différents espaces. Jaune, couleur de l’attention, des travaux éphémères, signal, ce tracé attire l’œil et invite à modifier nos habitudes de déplacement. Pourquoi ne pas nous laisser prendre au jeu et marcher en le suivant et en se laissant surprendre par les voies qu’il nous fera emprunter ? L’artiste s’inspire des lignes de désir[2], cheminements tracés par les usagers et révèle les trajectoires non officielles qui redessinent des réseaux de circulation. Des traces redonnent la place aux piétons dont les marches induisent de nouvelles pistes d’accès. Si cette ligne dessine un chemin, un itinéraire à suivre, elle n’en est pas moins subjective et résultante des passages. Au fond, ce sont les passants qui s’approprient différemment les circulations qui leur sont proposées. Pour cette œuvre, l’artiste a transmis un protocole de geste de tracé qui se perd par endroit et se retrouve à d’autres, telles des surprises. De plus, la mémoire des réseaux d’eau de la ville semble resurgir au travers de ces lignes jaunes.

L’artiste relie également les quartiers en dressant, au sol, des plans par secteur, tels des indices pour aborder la ville dans son ensemble. Ces motifs indiquent des lieux par lesquels passer. Tim Ingold écrit que « nous passions notre vie, non seulement dans des lieux, mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes. C’est aussi sur des chemins que les individus se forgent un savoir sur le monde qui les entoure, et le décrivent dans les histoires qu’ils racontent[3]. » En effet, Karine Debouzie met en évidence l’implication du piéton dans la ville, les repères qu’il se construit au fur et à mesure de ses marches.  « Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. […] L’habitant est plutôt quelqu’un qui, de l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en traçant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage[4]. » ajoute l’anthropologue. Les chemins jaunes se raccordent et indiquent de possibles directions à suivre. Ils font également surgir d’anciennes circulations possibles, celles des voies d’eau.

Ainsi, diverses ellipses spatiales inviteront à suivre les multiples lignes présentes au travers des œuvres de l’artiste. D’une ligne perçue en ville, une autre se découvre et conduit à redécouvrir les lieux et leurs histoires. Karine Debouzie met en lumière la multitude des réseaux visibles et invisibles, les conducteurs d’énergie, de fluides, les traces que nous laissons en marchant et en modifiant les circulations urbaines. Une infinité de connections, entre rupture et continuité se devine. D’où l’émergence d’un désir d’imaginer des liens entre le réseau urbain et les ramifications suggérées par ses installations in situ.

Pauline Lisowski


[1] Brusatin, Histoire de la ligne, Editions Flammarion, 2002, p.19

[2] Sentier tracé graduellement par érosion à la suite du passage répété de piétons, cyclistes ou animaux. La présence de lignes de désir (à travers les parcs ou terrains vagues) signale un aménagement urbain inapproprié des passages existants. (Définition wikipedia)

[3] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, Editions Zones sensibles, 2013, p. 9.

[4] Ibid, p. 108